Ode aux lecteurs (4/10)
Cheffe de projet dans la fonction territoriale, Virginie Edgar Cendre est une lectrice érudite, accorte, dont les assertions permettent d’entrevoir le rôle de la littérature dans l’acquisition et le développement d’un esprit critique. Entretien avec une lectrice passionnée.
Pour débuter, je vous demande une biographie. Quel est votre parcours ?
Virginie Edgar Cendre : Je suis née à Poitiers dans les années 80. Après des études universitaires en histoire de l’art et esthétique du film puis en lettres modernes, je me suis formée à l’enluminure et à la calligraphie et ai obtenu un diplôme des métiers d’art. J’ai travaillé un temps dans la culture puis j’ai passé le concours de l’Education Nationale et suis devenue enseignante de lettres modernes pendant quelques années. Aujourd’hui, je suis cheffe de projet dans la fonction territoriale.
Pourquoi lisez-vous ?
Virginie Edgar Cendre : Je ne sais pas. J’aime lire tout simplement. Lectrice est l’une de mes personnalités.
Comment avez-vous découvert la lecture ?
Virginie Edgar Cendre : D’abord, à travers les images qui peuplaient mes albums de petite fille et qui étaient les seules choses que je comprenais, contrairement aux lignes étranges qui noircissaient les pages blanches de mes premiers livres et que j’observais avec curiosité. Ensuite, j’ai appris à lire : les lignes étranges sont devenues des mots, les mots sont devenus des signes éloquents, des images implicites, et tout est devenu lumineux, limpide, et terriblement enivrant. La lecture a le pouvoir de griser.
Quels souvenirs conservez-vous de vos premières lectures ?
Virginie Edgar Cendre : J’ai des souvenirs de sentiments intenses de peur, d’inquiétude, de joie ou de compassion. Et que je vivais à 200 % !
Je me rappelle même les titres des albums jeunesse qui étaient mes préférés : Hugo et l’homme qui volait les couleurs (de Tony Ross) et La petite fille soulevant un coin du ciel (de Philippe Neveu). Avec les contes de Perrault, d’Andersen et des frères Grimm, ce sont mes deux plus vieux souvenirs de lecture et mes deux premiers coups de cœur !
Je lis exclusivement sur papier ; j’apprécie la relation charnelle que l’on a à tourner les pages d’un livre du bout des doigts, à le tenir dans les mains, à le refermer doucement.
Virginie Edgar Cendre
Comment lisez-vous ?
Virginie Edgar Cendre : Je lis de manière désordonnée, anarchique. Je peux passer des jours sans lire, puis lire de manière boulimique. C’est surtout vrai pour la fiction… C’est pour cela que j’ai eu une période où je ne lisais plus de romans car il me devenait impossible de les lâcher. Aujourd’hui, j’oscille entre l’essai et le récit de fiction … au gré de mes envies… Je lis de la poésie aussi ; la lecture de poèmes se marie très bien avec l’anarchie de mes habitudes de lecture.
Je lis exclusivement sur papier ; j’apprécie la relation charnelle que l’on a à tourner les pages d’un livre du bout des doigts, à le tenir dans les mains, à le refermer doucement. Quant au moment de mes lectures ? C’est très aléatoire : je lis plutôt en fin de journée ou le soir, mais pour moi, lire le matin a une saveur incomparable. C’est ce que je préfère !
De quelles façons choisissez-vous les livres que vous lisez ?
Virginie Edgar Cendre : En premier lieu, par sérendipité !
J’adore également me balader dans une librairie et laisser le hasard me guider.
Par ailleurs, je note des lectures que tout un chacun me conseille et je vois si elles seraient susceptibles de me plaire. Et une référence en appelant une autre, je tombe invariablement sur une lecture qui m’interpelle… Le secret, c’est de n’avoir aucun à priori !
Après, je suis de ces personnes qui pensent que lorsque le disciple est prêt, le Maître est là ! Le livre peut aussi être un Maître !
La pensée subjective d’un essai est source de réflexion ; elle permet la comparaison, la remise en question et l’évolution de la pensée vers la maturité et le discernement.
Virginie Edgar Cendre
Avez-vous un genre de prédilection ?
Virginie Edgar Cendre : Je n’ai pas vraiment de genre de prédilection ou, plus exactement, mes préférences ont changé au cours de ma vie. Si je devais donner une réponse, je dirais que j’apprécie les essais de manière générale : la pensée subjective d’un essai est source de réflexion ; elle permet la comparaison, la remise en question et l’évolution de la pensée vers la maturité et le discernement.
Dans le genre de la littérature romanesque, il y a une invariante dans un registre littéraire qui me poursuit depuis longtemps : j’adore le roman noir gothique, d’où peut-être la sérendipité de mon choix de lectures (C’est l’écrivain Horace Walpole qui a inventé le mot) ! J’aime le clair-obscur de ces romans et ces jeunes filles naïves et éplorées qui se perdent dans les dédales enténébrés des histoires de Walpole, Lewis ou Radcliffe, et qui s’ingénient à se jeter dans la gueule du loup. Allez savoir pourquoi !
La lecture a-t-elle eu un rôle majeur dans votre formation intime, intellectuelle et politique ?
Virginie Edgar Cendre : J’imagine que oui mais je ne saurais dire quelle(s) part(s) elle a pris exactement dans ma formation d’être. En tout cas, je pense que la lecture contribue grandement à former la critique raisonnée du goût.
Quelle est votre définition personnelle de la lecture ?
Virginie Edgar Cendre : La lecture, c’est l’ambroisie des peuples ; c’est aussi celle de celui qui cherche à se trouver…
« Les abeilles pilotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur, ce n’est plus ni thym ni marjolaine : ainsi les pièces empruntées à autrui, il les transformera et les fondra ensemble, pour en faire un ouvrage tout à lui : à savoir son jugement. » (Essais, livre I, ch. 25 : « De l’institution des enfants »). Je me permets de citer Montaigne car c’est bien de cela qu’il s’agit : chaque lecteur est une abeille qui butine et fabrique son miel (sa pensée critique) à travers ses lectures. Chaque lecture entre dans la composition de l’ambroisie d’un individu. Et plus les lectures sont variées, plus le miel sera fort en goût et en brillance. C’est pour cela qu’il faut être curieux dans le choix de ses lectures !


Quels sont les autres textes, auteurs et autrices que vous aimez ?
Virginie Edgar Cendre : La question est délicate, il y en a tant… Voici quelques références, en vrac :
Emile Zola et Victor Hugo pour leur génie et leur style imagé incomparable. Marguerite Duras pour la force de sa parole, et son mystère. Les romans de frontière de Julien Gracq, Jane Eyre de Charlotte Brontë pour le romanesque de son récit ; c’est l’un des romans que j’ai le plus lus et relus dans ma vie. Le Moine (de Lewis) par Antonin Artaud : magnifique ! Le Seigneur des Anneaux de Tolkien, mon roman d’adolescence… En poésie, Baudelaire et Léopold Sédar Senghor : l’un pour sa noirceur lumineuse et l’autre pour la musicalité de ses chants de griot. En théâtre, incontestablement Racine.
Côté essai : Jung, Bachelard… Les histoires d’une couleur de Michel Pastoureau. Également Les Personnages de Sylvie Germain, qui ont été une révélation à un moment donné de ma vie. Sans oublier la littérature japonaise contemporaine !
J’ai conscience que c’est une collection d’œuvres très hétéroclite, mais c’est mon musée d’émotions brut à moi.
Quels sont vos derniers plaisirs lectoriels ?
Virginie Edgar Cendre : Côté roman, j’ai découvert la littérature japonaise il y a quelques temps et j’ai été envoûtée par la simplicité de sa voix narrative qui confine au sublime. La papeterie Tsubaki de Ito Ogawa et Le musée du silence de Yoko Ogawa sont mes deux derniers coups de cœur en date ! Je vous les recommande !
Côté essai, et dans un tout autre registre, je viens de terminer Ecriture, Mémoires d’un métier, de Stephen King que j’ai littéralement avalé. À lire absolument, si ce n’est pas déjà fait…
Savoir lire et pouvoir lire sont les garants de la liberté d’un individu comme celle d’un peuple. La preuve : la censure et les autodafés de livres sont l’une des premières choses que font les dictatures pour asseoir leur détestable pouvoir.
Virginie Edgar Cendre
Quelle place accordez-vous à la langue d’écriture d’un auteur ou d’une autrice ?
Virginie Edgar Cendre : Une énorme place ! Je suis très sensible au choix et au sens des mots, au style imagé d’une langue que je trouve fascinant. J’aime l’alchimie qui résulte de l’alliance parfaite entre le fond et la forme. Un style d’écriture n’a pas forcément besoin d’être complexe pour être éloquent et percutant. Cependant, une histoire aura beau être créative et originale, si elle est écrite dans un style médiocre, elle perdra tout son charme.
Avez-vous déjà envisagé d’écrire un livre ?
Virginie Edgar Cendre : J’écris depuis longtemps et j’adore écrire des poèmes, des nouvelles, des albums jeunesse. Et, pour tout dire, je suis en train de terminer un premier roman. Mais tout cela est resté très confidentiel jusqu’à présent ; il est difficile de s’exposer au grand jour. Dernièrement, j’ai voulu expérimenter un autre style d’écriture : le scénario. C’est une écriture complètement différente de l’écriture romanesque car très codée, mais terriblement addictive.
Un dernier mot sur la lecture et la littérature ? Que peuvent-elles dans notre société ?
Virginie Edgar Cendre : C’est très certainement naïf et utopique de ma part mais Liberté ! Parce que savoir lire et pouvoir lire sont les garants de la liberté d’un individu comme celle d’un peuple. La preuve : la censure et les autodafés de livres sont l’une des premières choses que font les dictatures pour asseoir leur détestable pouvoir.