Lou Lubie ou l’art de la vulgarisation scientifique en bandes dessinées

Lou Lubie © DR

Parmi les potentialités offertes par l’actuel âge d’or de la bande dessinée, il y a la diversité des genres et des formats, qui permet à de nouvelles voix d’émerger, de s’emparer des codes du médium pour proposer, entre autres, des ouvrages attrayants à visées didactiques. Autrice et dessinatrice, Lou Lubie utilise depuis moult années les codes de la bande dessinée pour faire de la vulgarisation scientifique. Une résolution seyante qui permet aux lectorats français et francophone de s’informer adéquatement sur des sujets de société importants. Entretien avec Lou Lubie.

Parmi les bandes dessinées que vous avez publiées ces dernières années sur des sujets de société, plusieurs se situent dans le champ de la vulgarisation scientifique. Quelle en est la raison ?

Lou Lubie : C’est parce que je trouve que la bande dessinée se prête mieux à la vulgarisation scientifique que l’écrit, c’est moins rébarbatif. De plus, je pense qu’on peut atteindre un public plus large en passant par l’image qui a un langage beaucoup plus immédiat que le texte.

En tant que game designer, pourquoi avez-vous choisi la bande dessinée et non d’autres médias tels que le jeu vidéo qui s’empare des récits mythologiques et historiques depuis moult décennies ?

Lou Lubie : Je pense que le jeu vidéo se prête difficilement à la vulgarisation scientifique. Ceux qu’on appelle les serious game sont souvent des jeux très institutionnels et très rébarbatifs. Ce sont des jeux que tous les games designers fuient autant qu’ils le peuvent. Mais il est vrai qu’il y a des jeux qui se basent effectivement sur des faits, des événements, et des connaissances historiques, mais pour autant, ce ne sont pas des œuvres de vulgarisation scientifique.

Comment choisissez-vous les sujets sur lesquels vous consacrez des bandes dessinées ?

Lou Lubie : C’est très différent à chaque fois. Souvent, ils viennent de discussions que j’ai avec d’autres personnes et de podcasts écoutés. D’autres fois, ils viennent d’expériences que j’ai envie de partager.

Pendant longtemps, les hommes ayant été ceux qui décident, ceux qui achètent, ceux qui vendent les œuvres, c’était très facile pour eux de faire disparaître les autrices ou de s’approprier leur travail.

Lou Lubie

Goupil ou face, Et à la fin, ils meurent, Comme un oiseau dans le bocal, Racines, les différents ouvrages que vous avez publiés dans le domaine de la vulgarisation scientifique permettent d’entrevoir un travail de documentation à la fois précis et laborieux. Comment se passe-t-il ?

Lou Lubie : Je lis toujours beaucoup de choses différentes. Je lis des livres et des ressources provenant d’Internet en faisant attention de bien les recouper. Durant la lecture, je prends des notes et les ordonne dans un document Word. Plus j’avance, plus je creuse aussi certains sujets qui apparaissent d’eux-mêmes. Parce que quand il y a des zones de flou sur un sujet, j’ai tendance à effectuer d’autres recherches et me retrouve, souvent, avec une masse d’informations assez conséquente à la fin, y compris sur des notions ou des thèmes auxquels je n’avais pas forcément pensé au départ. Ensuite, je trie. En fonction de l’ordre dans lequel je trie les choses, spontanément apparaît une trame que je vais ensuite suivre pour construire la bande dessinée.

Combien de temps consacrez-vous à la création d’une bande dessinée ?

Lou Lubie : En général, je consacre un an à la création d’une bande dessinée. Cela concerne uniquement la production (écriture, illustration) et n’englobe pas les autres processus que sont la préproduction (recherche, constitution d’un dossier pour chercher un financement) et la postproduction (correction, communication, etc.). Mais le temps de production peut être plus long selon la masse de recherches qui est à faire, selon les réécritures et l’acceptation du dossier ou non par un éditeur. C’est très variable.

Vous avez publié en 2021 aux éditions Delcourt, Et à la fin, ils meurent, un ouvrage consacré aux contes qui peuplent nos imaginaires depuis plusieurs siècles. Quelle est la genèse de ce livre ?

Lou Lubie : Un jour, j’étais avec des amis âgés de 30 et 40 ans et on parlait des contes de fées, qu’ils trouvaient très naïves, voire problématiques à cause de certaines figures dont celle de la princesse qui chante souvent dans les films, en attendant le prince charmant. Je leur ai dit que les contes ne correspondaient pas du tout à cela, qu’ils étaient généralement horribles, que les personnages principaux mourraient souvent à la fin. Plus tard, j’ai eu l’idée de partager ma connaissance des contes avec d’autres personnes. Donc, j’ai fait des recherches documentaires sur les différents sujets que je voulais aborder. Ensuite, j’ai choisi des contes qui permettent d’illustrer ces sujets. D’autres sujets sont arrivés d’eux-mêmes, lorsque j’ai fait des recherches. Par exemple, dans les contes, à partir du moment où je me suis rendue compte que les principaux auteurs sont tous des hommes, il m’a semblé évident de m’interroger sur les raisons de ce phénomène : Est-ce parce qu’il n’y a pas eu de conteuses ? Pourquoi on n’entend pas parler d’elles ? Ça, c’est un sujet que j’ai vraiment voulu creuser pour le comprendre et ensuite tenter d’apporter des réponses.

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Comment analysez-vous ce phénomène ?

Lou Lubie : Pendant longtemps, les hommes ayant été ceux qui décident, ceux qui achètent, ceux qui vendent les œuvres, c’était très facile pour eux de faire disparaître les autrices ou de s’approprier leur travail. Ils considéraient que les femmes n’étaient pas à leur place légitime dans l’art, qu’elles n’avaient pas à exprimer leurs idées, voire qu’elles n’avaient pas d’idées valides. C’est juste une forme d’effacement liée au patriarcat.

Cet ouvrage met aussi en avant l’origine des contes et notamment le rôle de l’oralité dans la circulation des histoires…

Lou Lubie : Oui, tout à fait, parce que le conte est une forme très ancienne et très primitive de narration. Avec les histoires religieuses, c’est probablement la première chose qui soit apparue dans l’humanité. À la base, ce n’est pas de l’écrit, c’est de l’oral.

Toujours dans cet ouvrage, vous montrez la façon dont l’oralité a facilité la circulation des textes en permettant notamment à différents peuples de se les approprier grâce à l’insertion de références propres à leurs coutumes, traditions et cultures…

Lou Lubie : Les contes fonctionnent un peu comme un arbre généalogique, un arbre d’évolution, où on voit bien qu’à partir d’une même racine, il peut y avoir des variations en fonction des cultures, en fonction des conteurs. C’est ce qui fait qu’à partir d’un même archétype, on peut se retrouver avec des versions très différentes d’un même conte à travers la planète. Par exemple, Cendrillon, qu’on retrouve en Chine à partir du neuvième siècle, porte des petits souliers que lui a donnés un poisson d’or. C’est une version un peu différente de celle de Perrault où elle porte des pantoufles de vair. Mais sinon on retrouve la belle-mère maltraitante, on retrouve le départ de la fête avant la fin, on retrouve la chaussure laissée en partant, etc.

L’écriture qui a permis au lectorat contemporain de découvrir ces contes a-t-elle nui à leur réécriture et à leur réadaptation à de nouveaux contextes ?

Lou Lubie : On est à une époque où sans l’écrit, les contes ne nous seraient sans doute pas parvenus dans la société européenne occidentale. Pour cela, je pense que l’écrit a été salutaire. C’est intéressant aussi parce qu’elle conserve un témoignage du passé intact. Mais qui dit témoignage du passé dit aussi valeurs anciennes, qui ne sont plus du tout au goût du jour. On voit bien chez Perrault qu’il y a une morale très forte. Les jeunes gens de la haute société auxquels il s’adresse doivent être vertueux. Ce sont des morales qui ne collent plus du tout avec la réalité de notre époque.

Vous explorez souvent dans vos livres les possibilités offertes par le numérique, en utilisant notamment de la réalité augmentée. Quelle en est la raison ?

Lou Lubie : L’initiative vient de mon éditeur qui avait à sa disposition cette technologie, qu’il m’a proposée puisqu’il me restait plein d’informations, que je n’avais pas pu mettre dans le livre. Il m’a proposé d’utiliser l’application Delcourt Soleil + pour rajouter des contenus interactifs et pour augmenter l’expérience des lecteurs. J’ai accepté car c’était une bonne idée.

Est-ce une expérience que vous allez réitérer dans une prochaine parution ?

Lou Lubie : Il faut que ce soit adapté au sujet. Je ne veux pas le faire systématiquement pour juste dire que j’emploie de la réalité augmentée, la technologie doit servir le propos du livre. Il faut concevoir les œuvres de façon pertinente.

Depuis l’avènement des intelligences artificielles, une grande partie du monde de la culture s’inquiète de la disparition progressive de leurs métiers ou de l’amoindrissement des collaborations avec les éditeurs. Une réaction ?

Lou Lubie : J’ai beaucoup testé les intelligences artificielles, qu’elles soient textuelles ou graphiques. À l’heure actuelle, le contenu qu’elles réalisent n’est clairement pas à la hauteur par rapport à une production humaine. C’est très médiocre créativement. Nos métiers ne sont donc pas menacés. En revanche, je pense qu’il faudrait être attentifs parce qu’il y aura, effectivement, des éditeurs peu scrupuleux qui vont préférer une production bas de gamme gratuite, plutôt que de payer un artiste humain pour réaliser une œuvre. Dans ce cas, ce ne sont pas les IA qui menacent nos métiers, mais les gens qui vont s’en servir de façon non-éthique. L’IA peut être un superbe outil de brainstorming ou un outil de recherches, mais en aucun cas, on ne devrait utiliser commercialement une production de l’IA. De plus, le recours aux IA pose la question du droit d’auteur parce qu’elles s’entraînent d’après des contenus qu’elles ingurgitent à la chaîne. Dans le cas des IA graphiques, c’est le travail des illustrateurs qui est volé sans leur accord et réutilisé pour produire des images sans qu’il n’y ait la moindre rémunération. C’est du vol !

J’en ai beaucoup. Je trouve que le support papier permet d’avoir des contenus aux formes très variés. C’est un objet réel qui n’est pas dématérialisé. Le support papier permet aussi de s’amuser, de proposer des livres qui sortent un peu du lot.

Lou Lubie

Vous êtes à l’initiative du Forum dessiné, un site web communautaire dédié à la création de la bande dessinée. Comment ce projet est-il né ?

Lou Lubie : J’avais 18 ans lorsque je l’ai créé. Je venais de tout quitter pour venir en métropole. J’avais perdu mes amis de lycée, celles et ceux avec lesquels je m’amusais à dessiner dans les marges pendant les cours, quand on s’ennuyait. Un jour, je me suis dit qu’il serait bien d’aller chercher des gens qui pourraient dessiner avec moi, en ligne. C’est comme ça que j’ai eu l’idée de lancer ce site. La seule règle, c’est qu’on ne poste que des images et pas du texte. Il peut y avoir du texte sur les images, mais ce n’est pas obligatoire. Il faut aussi être l’auteur ou l’autrice du contenu publié sur le site.

Outre Le forum dessiné, vous avez créé L’Atelier de Lou, un espace en ligne sur lequel votre lectorat peut suivre l’évolution de votre travail, émettre des commentaires et suggestions à l’issue d’un abonnement.

Lou Lubie : Oui, absolument. C’est un espace où je partage mon travail et discute avec les lecteurs, qui peuvent suivre l’évolution de mes projets et donner leur avis sur mes créations. C’est un accompagnement au quotidien, qui est bienvenue parce que la création est un métier solitaire. L’Atelier de Lou me permet vraiment d’être en contact avec mon public et d’avoir un échange très privilégié avec eux par rapport à la masse de lecteurs anonymes que j’ai sur Internet ou même en dédicaces. Là, ce sont des liens très personnels qui se tissent. C’est une vraie richesse. Par exemple, il m’est déjà arrivé de faire des sondages sur Et à la fin, ils meurent. C’était pour savoir à quelle tranche d’âge mes lecteurs pensaient que le livre était destiné. Leurs réponses m’ont permis de savoir comment orienter mon livre, comment le présenter.

La couverture et le format de vos livres sont toujours très élaborés. Quel est votre rapport personnel au livre en tant que support ?

Lou Lubie : J’en ai beaucoup. Je trouve que le support papier permet d’avoir des contenus aux formes très variés. C’est un objet réel qui n’est pas dématérialisé. Le support papier permet aussi de s’amuser, de proposer des livres qui sortent un peu du lot. Dans Et à la fin, ils meurent, il y a par exemple du jaspage sur les bordures. Dans Racines, la couverture est en vernis gonflant. Ça m’intéresse d’avoir une démarche globale de conception, de ne pas juste mettre du contenu. Pour moi, c’est une démarche à la fois créative et marketing. On conçoit un objet qui va être vendu, qui va peut-être toucher un public. C’est intéressant de se poser des questions sur le support.

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