Fondateur des Éditions PLG, Philippe Morin est un formidable passeur dont le travail éditorial nous permet d’accroître adéquatement nos connaissances sur l’histoire de la bande dessinée. Un art qu’il promeut protéiformement depuis moult décennies, notamment au Festival d’Angoulême en tant que président du Prix de la bande dessinée alternative. Entretien avec Philippe Morin.
Comment avez-vous découvert la bande dessinée ?
Philippe Morin : Comme beaucoup de personnes de ma génération (une jeunesse dans les années 60), la presse de bande dessinée était le moyen d’évasion le plus répandu et le plus populaire (avec le cinéma et la littérature), et en l’absence d’autres media accessibles aux enfants, j’ai été amené dès le plus jeune âge à en lire et à en regarder souvent, mes parents n’y trouvant rien à redire.
Quels souvenirs conservez-vous de vos premières lectures de bandes dessinées ?
Philippe Morin : Feuilleter les premiers albums de Tintin chez des amis sans savoir lire mais en essayant de comprendre l’histoire avec les dessins. Pouvoir me faire offrir par ma mère un album de Lucky Luke sur le quai de la Gare de Lyon quand on prenait le train pour partir en vacances. Se faire offrir un album de Gaston Lagaffe à un anniversaire alors que je ne l’avais pas demandé.
Malgré vos dispositions artistiques, vous avez décidé d’embrasser une carrière d’architecte, à l’issue notamment d’échanges menés avec votre parentèle. Avez-vous eu des regrets ?
Philippe Morin : Aucun regret, car malgré un marché professionnel beaucoup plus large qu’aujourd’hui, un nombre d’auteurs très limité et un plaisir à dessiner, je n’avais pas le niveau requis pour devenir professionnel. Celui-ci était alors très élevé, du fait de la qualité exceptionnelle de la bande dessinée franco-belge de ces années-là.
Le métier d’architecte a-t-il eu un impact sur vos pratiques lectorielles ?
Philippe Morin : Sur mes pratiques lectorielles, assez peu d’impact, mis à part une ouverture d’esprit pour les livres consacrés à l’architecture en général et aux grands architectes en particulier. Je suis devenu un grand lecteur de livres à partir de l’adolescence avec une appétence marquée pour les romans de science-fiction anglo-saxonne. Lire un plan d’architecte nécessite aussi une habitude de lecture de l’image et un souci du détail. Quant aux points communs entre le métier d’architecte et celui d’éditeur de fanzine ou de livres sur la bande dessinée, il y en a à mon avis plus d’un. La nécessité de fédérer une équipe pour réaliser un projet à partir de rien et le mener à bien. Dans un cas, il y a des ingénieurs, et des architectes pour le concevoir, des entreprises pour le réaliser, et dans l’autre, il y a des auteurs pour l’écrire, des maquettistes pour le mettre en page, des imprimeurs pour l’imprimer et des libraires pour le diffuser.
À l’issue de la création en 1978 de l’APABD (l’Association de promotion des auteurs de bandes dessinées), vous avez lancé le fanzine PLG afin de promouvoir le médium à travers notamment la mise en avant de jeunes plumes. Comment vos débuts se sont-ils déroulés ?
Philippe Morin : La rencontre au collège de copains qui lisaient comme moi beaucoup de bandes dessinées et qui essayaient d’en faire eux-mêmes dans leur coin, nous a donné envie de fréquenter les premiers festivals de bandes dessinées parisiens en tant que visiteurs afin de rencontrer les auteurs. Et là, nous découvrons que des adolescents à peine plus âgés que nous font des fanzines avec très peu de moyens. C’est mal imprimé, avec un contenu très inégal, mais cela semble très facile de le réaliser. Décision est prise de publier un premier, puis un second fanzine de BD au lycée dans lesquels nous publions essentiellement nos propres bandes dessinées. Et nous prenons un premier stand dans un festival. Et là, nous découvrons des jeunes de notre âge qui cherchent à se faire publier dans des fanzines et dont le niveau en dessin est largement au-dessus du nôtre. Décision de ne plus nous auto-publier, mais de nous recentrer à tout ce qui est nécessaire pour publier un fanzine, réunir une équipe, choisir les bandes dessinées, aller interviewer les auteurs célèbres dans le milieu, apprendre à faire une maquette. Découvrir que ce qui faire vendre un fanzine BD c’est d’accrocher le lecteur par un dessin d’un auteur connu en couverture.
Les débuts d’Internet ont dévalué la valeur des entretiens avec les auteurs, qui étaient devenus notre marque de fabrique…
Philippe Morin
Avez-vous été sujet à des difficultés ou alors avez-vous bénéficié de quelques soutiens ?
Philippe Morin : Nous faisons du DIY (Do It Yourself) sans le savoir. Avec les moyens du bord. La vente du précédent numéro permet d’imprimer le suivant. Tout le monde est bénévole. Il faut trouver les meilleures combines techniques pour que le coût d’impression soit le plus bas possible. Notre amateurisme et notre jeunesse va paradoxalement nous ouvrir des portes. Les imprimeurs que nous rencontrons et les photocomposeurs vont se prendre au jeu et accepter des délais de paiement adaptés. Et ensuite il faut se démener pour diffuser notre fanzine pour qu’il soit vendu par correspondance, en librairie spécialisée et lors des festivals. Il faut attendre 4 ans et l’année 1982 pour que l’on reçoive notre première subvention (du Centre National des Lettres, et sa fameuse commission BD qui s’est créée à ce moment). En même temps nous sommes lauréats de deux Prix au prestigieux Festival International de la BD d’Angoulême, ce qui permettra une certaine reconnaissance du milieu. À partir du numéro 8, nous acceptons aussi la publicité, qui va permettre d’introduite la couleur dans notre fanzine (la différence dans les années 80 entre une impression en noir et blanc et couleur, il y a un rapport du simple au triple). Nous publierons donc 38 numéros de 1978 à 2003 avec un tirage qui ira de 200 ex. à 2.500 exemplaires par numéro. Tous épuisés à ce jour bien sûr.
Avec l’avènement du web 2.0 et accessoirement le déclin de la presse, le fanzine PLG est devenue une maison d’édition. Comment s’est passée la mutation ?
Philippe Morin : Les débuts d’Internet ont dévalué la valeur des entretiens avec les auteurs, qui étaient devenus notre marque de fabrique. Publier un dossier de 16 pages avec un long entretien avec un auteur que nous considérons comme important, avec des dessins inédits ou peu connus, complété par une bibliographie complète de l’auteur en question permettait de vendre un numéro à quelques centaines d’exemplaires garantis. Et le reste du sommaire constitué de jeunes auteurs prometteurs plein de talent était la cerise sur le gâteau. Je me souviens avoir été sur l’un des premiers moteurs de recherche au début des années 2000, en tapant les noms d’auteurs comme TARDI ou MOEBIUS et BILAL pour tomber sur des entretiens qu’on pouvait lire gratuitement et imprimer soi-même. Une grande partie de notre travail n’avait plus de sens. D’ailleurs à la même période des fanzines qui avait la même politique éditoriale que nous (comme Sapristi ! Le Lézard ou Rêve-en-Bulles) se sont arrêté brutalement. Parallèlement à notre fanzine, nous avions publié à partir du mitan des années 90 quelques albums de création (notamment les albums d’un auteur belge alternatif, Joe G. Pinelli) et nous avions rencontré Harry Morgan qui animait un site répertoriant très sérieusement mais avec beaucoup d’humour, les ouvrages consacrés à la bande dessinée. A la lecture du manuscrit j’avais constaté la pauvreté – tant en quantité qu’en qualité – du corpus existant pour ce que les allemands nomment la « Sekond Litteratur », Or, grâce à la bibliothèque paternelle, j’avais eu accès très jeune à de nombreux livres SUR le cinéma et SUR la littérature en général. Nous lui avons proposé d’en faire un livre. Ce sera le premier titre de la collection, Le Petit Critique Illustré (Guide des Ouvrages consacrés à la bande dessinée) signé avec Manuel Hirtz. Nous nous étions rendu compte que ce livre avait trouvé ses lecteurs à tel point qu’il y eu quelques années plus tard une édition augmentée. Le second titre sera Jeux d’Influences. De fil en aiguille, je me suis dit qu’il fallait arrêter le fanzine et s’attacher à développer une collection de livres sur la bande dessinée, puisque le champ était à la fois sans grand intérêt et encore quasiment vierge. Sur un livre, nous pourrions développer des textes, des entretiens, des monographies qui ne seraient pas concurrencées par Internet qui privilégiait des contenus courts et superficiels (surtout à ses débuts).
Avez-vous conservé votre lectorat habituel ou vous en avez acquis d’autres ?
Philippe Morin : Grâce à notre présence continue depuis 46 ans au Festival d’Angoulême, nous avons la joie de compter parmi nos clients, de nombreuses personnes qui nous disent avoir lu notre fanzine, et avoir mis du temps à faire le lien avec la maison d’édition. Mais nous avons aussi un lectorat plus jeune qui n’a pas connu le fanzine et a découvert la collection Mémoire Vive sans faire de lien.
Au sein de PLG Éditions, vous publiez principalement des essais consacrés à la bande dessinée et des ouvrages permettant de découvrir l’histoire du médium dans d’autres contrées. Quelle en est la raison ?
Philippe Morin : L’un des principes de la collection Mémoire Vive est de proposer plusieurs approches sur la bande dessinée. A travers des monographies, des ouvrages analytiques et des ouvrages thématiques. En ce qui concerne la série d’ouvrages sur la bande dessinée en Suède, en Pologne, au Chili, en Espagne ou au Luxembourg, c’est venu d’un constat lors de participation à des festivals à l’étranger. Les français ont le syndrome que l’on pourrait appeler pour le cinéma le syndrome Hollywood. A savoir que la production franco-belge étant l’une des plus importante au monde, le lecteur français va s’intéresser à la production au Japon et aux USA parce qu’il ne peut l’ignorer, mais en revanche il va considérer la production des autres pays comme insignifiante, alors que les historiens ont par exemple constaté que chaque pays à sa propre histoire de la bande dessinée, et que ce médium existe depuis plus d’un siècle. Dans le cadre du SOBD, un festival à Paris auquel je participe, nous invitons un pays différent chaque année, et c’est ainsi que nous proposons un livre dans le cadre du pays invité.
Comment se passe la sélection de ces ouvrages édités chez PLG ?
Philippe Morin : Les premières années, il fallait demander à des auteurs de ce type de livres, s’ils souhaitaient publier un livre dans la collection, car les gens et ensuite nous nous mettions d’accord sur le sujet. Maintenant que nous allons publier le cinquantième titre de la collection, je reçois des propositions spontanées régulièrement et je suis obligé de refuser, de sélectionner, ce qui explique d’après-moi l’augmentation de la qualité des titres publiés ces dernières années. Je continue aussi à suggérer à des auteurs de travailler sur tel ou tel sujet. Le plaisir de publier une telle collection est de lire les livres que l’on aurait aimé trouver en librairie. Nos auteurs sont très divers, issus du monde universitaire, ou bien du monde enseignant (historiens, documentalistes), des collectionneurs, des amateurs éclairés. Et certains d’entre eux ont signé plusieurs titres
Les ouvrages que nous avons édités concernant l’histoire de la bande dessinée dans tel ou tel pays attire aussi les gens originaires de ces pays en question, même lorsqu’ils ne semblent pas intéressés par la bande dessinée.
Philippe Morin
À quels publics sont-ils destinés ?
Philippe Morin : Notre lectorat est principalement constitué de collectionneurs, d’amateurs éclairés, d’étudiants et d’enseignants. Les ouvrages que nous avons édités concernant l’histoire de la bande dessinée dans tel ou tel pays attire aussi les gens originaires de ces pays en question, même lorsqu’ils ne semblent pas intéressés par la bande dessinée. Les monographies sur tel auteur sont destinées en priorité aux amateurs de l’auteur en question, car les amateurs sont des gens qui sont curieux de connaître leur auteur préféré.
Quelle est votre définition personnelle de la bande dessinée ?
Philippe Morin : Le mélange texte et dessin donne à la bande dessinée sa spécificité. Que l’on parle de narration figurative ou de figuration narrative, dans la mesure où il faut lire les images et les textes pour que l’histoire ait un sens, nous sommes dans une forme de bande dessinée.
Quels sont les textes, autrices et auteurs de bandes dessinées que vous aimez ?
Philippe Morin : Mes goûts sont éclectiques, aussi bien sur le type de dessin que le type de scénario. Les sujets des 16 monographies d’auteurs que nous avons publiés (Alex Varenne, David B.; Nicolas de Crécy, Wallace Wood, Moebius, Hergé, Marc-Antoine Mathieu, Hermann, Dany, Jijé, Franquin, Bilal, Breccia, Solé, Schuiten, Cosey) donnent quelques indications sur certains de mes goûts.
Mais je suis définitivement plus attaché aux auteurs, qu’aux séries. Et je me méfie des bandes dessinées tendance, comme les livres de Riad Sattouf.
Quels sont vos derniers émerveillements artistiques ?
Philippe Morin : La production actuelle n’a jamais été aussi importante en quantité, mais très diverse en qualité, néanmoins par la fameuse théorie des 1% de ce qui est à lire, on y trouve beaucoup de bandes dessinées de qualité et d’émerveillements artistiques. La variété des styles, des thèmes abordés n’a jamais été aussi importante. Cela est dû notamment à l’arrivée de nombreuses autrices depuis 20 ans, alors qu’avant les auteurs étaient largement majoritaires. Nous sommes passés en un demi-siècle d’une bande dessinée formatée avec des codes classiques à une bande dessinée variée, cassant les codes narratifs, proposant des graphismes novateurs. Un régal.
Quelles œuvres de bandes dessinées conseillerez-vous à celles et ceux qui ont envie de découvrir le médium ?
Philippe Morin : Il y a des œuvres intemporelles, des classiques qu’il faut avoir lu afin de se créer une culture de bandes dessinées. Dans le domaine franco-belge, il n’est pas rare qu’on les ait lues durant l’enfance ou l’adolescence. Parmi les bandes dessinées publiées ces 10 dernières années, je conseillerai les œuvres de Manuele Fior, Frédérick Peeters, Léo, Jean-Marc Rochette, Blutch, Emile Bravo, David Prudhomme, Charles Burns, Daniel Clowes, Catherine Meurisse, Anne Simon. Jeanne Puchol, Loo Hui Phang.
Depuis plusieurs années, vous coordonnez le Prix de la bande dessinée alternative, une récompense décernée chaque année à un fanzine lors du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême. Une réaction ?
Philippe Morin : Les pères fondateurs du FIBD d’Angoulême ne s’y sont pas trompés. Dès le 1er Salon, ils ont accueilli des fanzines et dès le 7ème Salon, ils ont instauré un Prix Fanzine, devenu par la suite le Prix de la Bande Dessinée Alternative. La liste des lauréats est éloquente (plus de quarante) , on y trouve des fanzines de nombreux pays (les lauréats ont été belges, suisses, allemands, italiens britanniques, espagnols, hollandais, finlandais, lituaniens, slovène, croates, libanais, chinois), dans lesquels ont publié plusieurs auteurs devenus par la suite des noms importants de la bande dessinée (on peut citer Lewis Trondheim, Philippe Dupuy, Charles Berbérian, Olivier Schwartz, Emmanuel Moynot, Stéphane Blanquet), mais aussi des références dans le monde underground.
Que symbolise pour vous ce prix qui récompense, encourage et promeut chaque année l’œuvre d’un jeune auteur français ou étranger ?
Philippe Morin : La particularité de ce Prix, c’est qu’il est le seul en France qui récompense un collectif de bandes dessinées venant de n’importe quel pays, puis que la barrière de la langue n’existe pas. Nous recevons des candidats dans des langues qui ne sont pas accessibles, mais la magie de la bande dessinée, fait que l’on est capable de voir si c’est bien ou pas.
On oublie un peu trop vite qu’un génie comme René Goscinny a pu percer grâce à ses publications en Belgique, dans le journal Tintin notamment, avant de créer Astérix.
Philippe Morin
Qu’ils soient issus du continent européen, américain ou asiatique, de nombreux auteurs viennent chaque année en France dans l’espoir de publier leurs œuvres. Comment l’expliquez-vous ?
Philippe Morin : La production en langue française de bandes dessinées est l’une des plus importantes au monde. Plus de 5.000 titres chaque année. Et beaucoup de lecteurs. C’est donc normal que la France devienne un pays attractif pour les auteurs étrangers, car ils sont certains de trouver un public beaucoup plus important que dans leur pays d’origine.
La France est-elle la grande patrie de la bande dessinée ?
Philippe Morin : Difficile de dissocier la France et la Belgique pour des raisons historiques notamment. On oublie un peu trop vite qu’un génie comme René Goscinny a pu percer grâce à ses publications en Belgique, dans le journal Tintin notamment, avant de créer Astérix. Oui, la production francophone Franco-Belge est l’une des plus importante en nombre de parutions, à l’instar des deux autres grands pays de la bande dessinée, Les USA et le Japon. Et cela depuis de nombreuses décennies. Et cela ne semble pas près de changer.
Quels conseils donneriez-vous à celles et ceux qui ont envie de se lancer dans l’édition et la promotion d’œuvres de bandes dessinées ?
Philippe Morin : Le marché de la bande dessinée est saturé. Il y a aujourd’hui trop de petits éditeurs qui se sont spécialisés dans la bande dessinée, et ces éditeurs ont été soutenus par des organismes comme le CNL. Or la politique culturelle actuelle va rendre problématique la survie de certains de ces éditeurs. Parallèlement, j’entends trop autour de moi les lecteurs se plaindre de ne pas savoir quoi choisir comme bande dessinée dans l’ampleur de la production. Il manque encore des media qui promotionnent les œuvres importantes qui sont parfois noyées dans les rayons des librairies.