« Derrière le rideau » de Sara del Giudice, une œuvre poignante contre le déni et l’oubli mémoriels

Sara del Giudice © Dargaud

La Shoah fait partie de ces sombres épisodes de l’histoire à transmettre à toutes les générations pour éviter la résurgence de la haine et de la barbarie antisémites. Ce devoir de transmission, qui incombe à tous les peuples et à toutes les nations, est au cœur du travail de Sara del Giudice, autrice de Derrière le rideau, un poignant ouvrage qui retrace entre autres le parcours de deux jeunes enfants dans une Europe viciée par les persécutions et lois antijuives. Entretien avec Sara del Giudice.

Comment avez-vous découvert la bande dessinée ?

Sara del Giudice : J’ai découvert la bande dessinée, comme la plupart des gens, j’imagine, quand j’étais enfant. Je lisais parfois de vieilles BD de Mickey et de Zagor (trouvées dans de vieux cartons appartenant à mon père).
Et mes grands-parents maternels m’offraient régulièrement des J’aime lire dont je dévorais les contes et les bandes dessinées. J’aimais beaucoup ça, mais, étant donné que j’ai toujours eu une très grande passion pour la littérature, je passais le plus clair de mon temps plongé dans des romans.
Ce n’est que plus tard que je me suis rendue compte à quel point ces deux mondes pouvaient se superposer, en découvrant les bandes dessinées de Teresa Radice et Stefano Turconi.

Autrice et dessinatrice italienne de bandes dessinées, vous avez décidé de vous installer en France pour créer et publier vos œuvres. Pourquoi ?

Sara del Giudice : Il y a plusieurs raisons à cela : j’ai grandi dans une famille bilingue, franco-italienne. Mes grands-parents ont vécu en France, j’ai donc toujours imaginé qu’à un moment de ma vie, j’aurais pu m’y installer aussi. De plus, la BD a en France un statut reconnu et bien plus respecté qu’en Italie, où les auteurs et autrices sont payés au lance-pierre… Pour finir, je suis venue en France pour terminer mes études : en Italie j’ai fait trois ans d’études en illustration et animation, je voulais enchaîner avec un master en bandes dessinées.

Quelles autres différences établissez-vous entre les secteurs de la bande de la bande dessinée en France et en Italie ?

Sara del Giudice : En Italie, la BD est encore vue comme un médium pas très sérieux, destiné aux enfants. Il est quasiment impossible pour un auteur ou une autrice de vivre uniquement de la BD là-bas. Les choses sont un peu en train d’évoluer, avec de plus en plus de jeunes auteurs et autrices qui se lancent dans le secteur, mais beaucoup d’entre eux essaient d’abord de publier en France ou aux Etats-Unis.
En France, il existe des institutions qui sont là exprès pour les auteurs : je pense à la Sofia, à l’AGESSA, aux bourses du CNL ou de l’ADAGP, à la Maison des auteurs à Angoulême, etc. C’est une profession qui est encadrée par un régime fiscal particulier, ce qui prouve qu’on reconnaît pleinement son existence et sa singularité.

Derrière le rideau, votre première bande dessinée publiée en 2022 est un livre saisissant sur la persécution des Juifs d’Europe dans les années trente. De quelle manière la construction de ce récit s’est-elle imposée à vous ?

Sara del Giudice : J’ai commencé à écrire ce livre en 2019 : je devais développer un projet de fin d’études. Cette période-là de l’histoire me tenait particulièrement à cœur à cause (ou grâce) aux récits de mes quatre grands-parents. C’est donc assez naturellement que ce choix s’est imposé à moi. Je voulais que leur transmission ne s’achève pas avec notre génération et que les enfants dont les grands-parents n’ont pas vécu la guerre (heureusement pour eux), puissent en recevoir également un témoignage.

Comment qualifierez-vous ce livre ?

Sara del Giudice : Un livre sur l’envie de vivre, malgré tout.

S’agit-il également d’un livre contre le déni et l’oubli mémoriels ?

Sara del Giudice : Tout à fait et c’est malheureux, mais je ne crois pas qu’on en soit arrivé à un point où l’erreur commise a été assimilée et reconnue comme telle de manière unanime. L’antisémitisme est encore d’actualité et savoir ce qui s’est passé au siècle dernier est, à mon avis, un premier pas pour s’en éloigner.

Que peut la bande dessinée dans notre société ?

Sara del Giudice : De même que la littérature ou le cinéma, je pense que la BD peut pousser à la réflexion sur plein de questions différentes. Elle peut être un outil politique aussi bien qu’une échappatoire de la réalité.
Elle peut beaucoup de choses : elle peut aborder des thèmes écologistes, féministes, antiracistes, révolutionnaires ou au contraire, montrer une image dégradante et stéréotypée des femmes, être monarchiste et homophobe… Elle peut être aussi subversive que conservatrice, selon la main qui tient la plume.

Quelle est votre définition personnelle de la bande dessinée ?

Sara del Giudice : La bande dessinée est, à mon sens, un médium qui permet de transmettre des contenus sous forme d’images et de textes mélangés. L’un est indissociable de l’autre, sauf dans les cas des BD muettes, où les images sont parlantes à elles seules.

Quels sont les auteurs et autrices de bandes dessinées que vous aimez ?

Sara del Giudice : J’en aime plusieurs ! Teresa Radice et Stefano Turconi, que j’ai cités plus haut, ont une place spéciale dans mon estime et mon affection : c’est grâce à eux que j’ai réussi à publier ma première BD. J’adore Camille Jourdy, dont les histoires me touchent toujours beaucoup.
Je trouve le style de Brecht Evens incroyable. Je m’amuse beaucoup en lisant Zerocalcare. J’aime à la folie les dessins de Rébecca Dautremer et de Cyril Pedrosa. Je trouve Zeina Abirached et Marjane Satrapi très poétiques et émouvantes.

Quels sont les poètes et romanciers qui vous ont permis de vous construire intellectuellement et humainement ?

Sara del Giudice : Là aussi, je vais sans doute en oublier certains, il y en a tellement… Parmi les poètes : Leopardi, Montale, Shakespeare, Prévert, Pascoli et Ungaretti (que des hommes, malheureusement).
Et pour ce qui est des romanciers et des romancières : Vasco Pratolini, Pirandello, Agatha Christie, Victor Hugo, Marie-Aude Murail, Alexandre Dumas, Roald Dahl, , La Comtesse de Ségur, Daniel Pennac, Elena Ferrante, Mika Waltari, Noor Naga et beaucoup d’autres.

Quelles sont vos influences graphiques ?

Sara del Giudice : Je m’inspire beaucoup du monde de l’illustration jeunesse, mais pas que : Júlia Sardà, Giulia Pintus, Rébecca Dautremer, Isabelle Arsenault, Joanna Consejo, Victoria Semykina, Andrea Serio, Andrea Calisi, Mattotti, Isabella Mazzanti… Il y a aussi de bédéistes comme Cyril Pedrosa, Kalina Muhova, Camille Jourdy, Brecht Evens, Barbara Yelin, Bea Lema… Et puis j’apprends énormément de mes amis et proches qui travaillent dans le secteur : Giulia Masia, Alyson Perier, María José Suárez, Faridé Tehrani, Lucie Kieffer, Mateo Vizcaíno, Edgar Sandí Martínez.

Quel rapport entretenez-vous avec les langues que vous parlez, notamment le français et l’italien ?

Sara del Giudice : Je me sens très privilégiée d’avoir eu la possibilité d’apprendre deux langues quand j’étais encore enfant. L’italien a toujours été pour moi la langue de la vie quotidienne, alors que le français était celle des vacances, car c’était à ce moment-là qu’on allait, avec ma famille, passer du temps chez mes grands-parents à Aix-en-Provence. Mais depuis que j’habite à Angoulême cette formule s’est inversée et je me retrouve à faire face à mes lacunes de française qui a toujours vécu en dehors de la France et d’italienne qui part de son pays de naissance. Mais je trouve tout ça très stimulant !

Avez-vous d’autres projets en cours ?

Sara del Giudice : Oui, je prépare actuellement une BD en collaboration avec Vincent Zabus, qui est un scénariste très sympa avec lequel il m’est agréable de travailler. C’est la première fois où je me charge exclusivement des dessins et je trouve cette nouveauté très enrichissante.

Quels conseils donneriez-vous à celles et ceux qui ont envie de se lancer en bandes dessinées ?

Sara del Giudice : De chercher de l’aide et de ne pas en avoir honte : le début n’est pas facile pour tous. C’est bien de demander conseil à des personnes qui s’y connaissent plus. De ne pas accepter des conditions de travail humiliantes. De faire relire ses BD par plein de gens avant de les boucler et de se soutenir toujours mutuellement.

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