« Verts », la quintessence de Marion Besançon, prodige de la bande dessinée

Marion Besançon © DR

Outre le récit adroitement construit de ces hommes et femmes ayant développé une excroissance végétale sur différentes parties de leurs corps, « Verts », le livre né de la collaboration entre le scénariste Patrick Lacan et la jeune dessinatrice Marion Besançon, révèle surtout la quintessence du trait de cette dernière, qui rappelle avec force les potentialités de la bande dessinée dans le monde culturel français, récemment chambardé par l’apparition des intelligences artificielles. Entretien avec Marion Besançon.

Pour débuter, je vous demande une biographie. Quel est votre parcours ?

Marion Besançon : Je suis originaire de Normandie, mais j’ai grandi à Montauban, dans le sud de la France. J’ai toujours dessiné et aimé inventer des histoires. Le fait d’avoir immédiatement et durablement détesté l’école a renforcé cet attrait pour le dessin et les histoires. Le livre en tant que support m’intéresse également depuis la petite enfance. J’ai la chance d’avoir eu une famille où les livres étaient présents et accessibles et où il y avait du papier et des crayons à disposition. Pour l’anecdote, nous n’avions pas les chaînes de télévision, non par choix éducatif, mais à cause d’une antenne cassée qui n’a jamais été réparée. Néanmoins, grâce à l’intérêt de mes parents pour le cinéma, j’ai pu voir des choses variées assez rapidement (en DVD, donc), notamment des vieux films, qui ont grandement contribué à nourrir mon goût pour le noir et blanc.

La bande dessinée est arrivée naturellement. À l’époque, nous avions surtout des albums franco-belges. Je me levais tôt exprès pour lire la collection familiale de Gaston Lagaffe, de Tintin ou de Yoko Tsuno. Puis, après un essai un peu trop tôt de lecture de Nausicäa de la Vallée du Vent de Hayao Miyazaki, c’est vers la fin du primaire que j’ai acheté mon tout premier manga, La Voix Des Fleurs, de Natsuki Sumeragi. C’est un recueil de nouvelles qui s’est révélé très marquant, que ce soit au niveau des thèmes ou du dessin. C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à lire beaucoup de mangas. Natsuki Takaya a été une vraie révélation sur la narration et ses possibilités immersives. En parallèle, je découvrais Hugo Pratt, que j’admire pour l’épure de sa ligne et sa façon de mêler le vrai au fictif. Le mouvement surréaliste, particulièrement en photo et en poésie, et le fantastique en littérature ont également été importants dans mon parcours durant mon collège. Enfin, il y a le stylisme et la haute couture, qui possède ce sens fascinant de l’histoire qu’elle exprime dans les matières, les formes et les rythmes.

Au lycée, j’ai eu la chance de faire partie des lauréats du Prix d’écriture Claude Nougaro de la région Occitanie, en catégorie Bande Dessinée. Ce prix a été un grand encouragement pour moi qui avais de nombreux autres projets dans mon coin que je n’osais pas montrer, tant j’associais ma relation à l’écriture, au dessin et à la bande dessinée à quelque chose d’intime. Ainsi, après mon bac, j’ai intégré l’école Pivaut, à Nantes, où j’ai passé trois ans. Ayant toujours plus ou moins fonctionné en autodidacte, j’ai pu m’initier à différentes techniques, et sur ce point la peinture a été une vraie révélation. Cela a aussi été l’occasion pour moi d’apprendre à montrer mon travail, de le questionner et de faire mûrir le rapport que j’entretiens avec lui. Durant cette période, j’ai commencé à participer régulièrement au fanzine L’oreille Qui voit, qui se lançait alors, et avait pris contact avec d’anciens participants au concours Claude Nougaro. J’ai ainsi pu m’amuser et expérimenter des histoires courtes en BD, que je réalisais sur un temps très court.

Est-ce ce votre expérience au sein de ce fanzine qui vous a décidé à vous lancer professionnellement dans l’écriture et l’illustration de bandes dessinées ?

Marion Besançon : J’ai toujours eu envie de faire de la bande dessinée. Enfant, je ne réalisais pas qu’il pouvait s’agir d’un métier à part entière ; j’avais beau dessiné en permanence et être incapable de m’en passer, je pensais que ce ne serait qu’un à-côté. C’est vers la fin du collège que j’ai conscientisé qu’il serait inenvisageable pour moi d’exercer une activité sans écrire ou dessiner. Ma scolarité ne me laissant plus assez de temps et surtout d’énergie pour pratiquer suffisamment le dessin, j’ai suivi mes classes de première et de seconde par correspondance pour retrouver de l’espace. Je pense que ce choix a été assez décisif dans mon parcours, de par la résolution qu’il engageait.

Qu’est-ce qui vous plaît dans ce médium par rapport aux autres formes d’expression artistique ?

Marion Besançon : La bande dessinée est en effet un médium et à chaque médium ses contraintes. Les contraintes de la bande dessinée me conviennent, dans le sens où elles me stimulent et éveillent mon intérêt tout au long des différentes étapes de la fabrication. J’aime aussi le fait que cet art ne soit pas immédiat, qu’il se bâtisse longuement dans l’ombre et existe ensuite hors de soi ; je suis plus à l’aise avec cette temporalité, et j’aime l’humilité qu’elle apporte. Néanmoins, je trouve tous les arts passionnants. Il se trouve que j’ai rapidement rencontré la bande dessinée, qui est devenu pour moi un moyen d’expression et de communication très instinctif. Et dans le fond, j’aime sincèrement l’objet livre, tout simplement.

Vous avez récemment publié aux Éditions Rue de Sèvres une bande dessinée saisissante à mi-chemin entre le fantastique et le réalisme magique. Quelle est la genèse de ce livre ?

Marion Besançon : C’est une idée originale de Patrick Lacan. En 2019, il m’a écrit pour me proposer de mettre en images certaines de ses nouvelles. Bien qu’auteur complet, il exerçait le métier d’infirmier en plus, et n’avait donc pas forcément la disponibilité à l’époque pour dessiner lui-même ces histoires-là. Nous avons donc commencé à faire des essais ensemble, avant de démarcher les éditeurs. Nous savions qu’un recueil de nouvelles serait quelque chose de difficile à vendre, mais l’une d’entre elles a retenu l’attention d’un de nos interlocuteurs, et sur sa suggestion, nous nous sommes penchés dessus afin de l’étendre en album complet. La toute première version faisait une centaine de pages, et c’est avec elle que nous avons pu signer notre contrat d’édition. S’en est suivi encore pas mal de réécritures, avant de devenir l’album actuel.

Sobrement intitulée Verts, cette bande dessinée met en scène le quotidien de plusieurs personnes en proie à une excroissance végétale sur différentes parties de leurs corps. Pourquoi ?

Marion Besançon : Le nombre de personnages ainsi que leurs traits de caractère ont été posés dès le départ par Patrick Lacan ; j’ai pu ensuite les interpréter à ma manière, très librement. Mais on souhaitait une sorte de récit choral, qui donne à voir différentes problématiques, sous différents angles. Pour autant, on ne voulait pas non plus faire des caricatures, en mettant uniquement des profils allant d’un extrême à l’autre. Nous avons tout de suite été très attachés à une certaine nuance, pour pouvoir développer une palette de réactions qui évite au maximum l’outrance.
Le phénomène des excroissances végétales vient directement d’un rêve de Patrick, la nouvelle originale avait d’ailleurs un ton plus absurde. On a pas mal tâtonné dans l’intention, essayé différentes directions ; la question de la métamorphose est quelque chose qui m’a tout de suite plu, et qui fait partie de nos goûts communs. C’est un motif qui permet de parler de notre rapport au changement, qui est éminemment sensoriel, et dans le cas de Verts, nous y avons vu l’occasion de questionner nos humanités. Le titre, quant à lui, est venu très tardivement ; il fait référence aux gens transformés, on en trouve une seule occurrence dans l’album. Il avait un côté simple et abstrait qui nous plaisait à tous les deux, et faisait autant référence à la couleur qui évoque le végétal, le motif le plus évident du livre, qu’au collectif grâce au pluriel, suggérant ainsi les différents protagonistes, qu’à son homophone « vers », qui évoque le fond de l’histoire, et les questions qu’elle pose sur l’avenir. Personnellement, je vois cet album comme une métaphore du deuil, avec l’adieu à nos peurs, à ce qui nous empêche et la victoire finale d’un monde qui nous dépasse. Je le vois comme une histoire racontant l’acceptation que nous ne sommes rien dans l’univers, et que les mécanismes du vivant sont hors de notre contrôle.

Mis à part les avanies et puérilités d’un groupuscule soucieux d’exterminer les personnes présentant cette excroissance végétale, Verts se démarque élégamment de nombreux récits contemporains sur l’environnement. Elle montre notamment l’acceptation de cette excroissance végétale par celles et ceux qui en sont touchés. Quelle en est la raison ?

Marion Besançon : Effectivement, cela a été un choix délibéré de ne pas s’attarder sur les réactionnaires virulents, même s’il était important de les montrer pour ne pas tomber dans une sorte de béatitude un peu naïve. En fait, nous ne voulions pas prendre un angle de vue trop omniscient, nous voulions faire évoluer nos personnages de façon assez intime. L’antagoniste est davantage en chacun. L’idée implicite est que le phénomène à mesure qu’il progresse apporte du bien-être. Nous voulions l’exprimer sans le dire, en restant au plus près des sensations de nos personnages. Dès le début, Patrick Lacan a vraiment imprimé son intention dans ce récit, qui était de raconter quelque chose qui aurait pu être horrifique, mais qui finalement s’avère très positif pour celles et ceux qui le vivent.
Je trouvais ce parti-pris très original. Il me satisfaisait dans le sens où il permettait d’aller loin de certains clichés catastrophistes. Finalement, si l’humanité devait disparaître à cause d’un phénomène, le plus habile serait qu’elle l’accepte de son plein gré, parce qu’elle le trouve agréable. L’idée de raconter une apocalypse tranquille me séduisait beaucoup !

Le scénario de Verts a été réalisé en collaboration avec le scénariste Patrick Lacan. Comment s’est passée la collaboration artistique ? De quelle manière travaille-t-on à quatre mains sur le scénario d’une bande dessinée ?

Marion Besançon : Nous nous sommes écrit beaucoup de mails ! La trame générale était tout de même assez définie, guidée par la nouvelle originale de Patrick. Le parcours des personnages aussi, même s’il s’est aussi écrit en partie dans la progression du travail. Nous avons fonctionné morceau par morceau ; Patrick écrivait une scène comme elle lui venait, sous une forme plus romanesque que scénaristique (ce qui m’allait très bien), me la partageait, puis je la réécrivais, exprimant ainsi d’autres choses. Parfois, c’est moi qui lui suggérais une scène, et il y intégrait sa patte. Nous faisions ces échanges jusqu’à tomber d’accord, et ensuite, je mettais en scène notre texte. Je dois dire que j’ai beaucoup pris appui sur le style littéraire de Patrick, qui est plus émotionnel que le mien, pour composer le rythme et le découpage. C’était un travail vraiment intéressant, car nous avons fusionné au maximum nos façons de faire et nos sensibilités.

Outre les différents choix narratifs opérés par Patrick Lacan et vous, la réussite de Verts est également corrélée à la grande précision dont vous faites preuve dans la représentation de certains espaces : hôpitaux, rayons de centre commercial, autoroute

Marion Besançon : J’aime beaucoup les environnements urbains que je trouve fascinants de technicité et de complexité. Dans notre quotidien, nous n’y prêtons pas forcément attention, mais une fois représentés, ce sont des espaces qui peuvent révéler une vraie beauté. Les décors ne sont pour moi jamais anodins ; j’aime les travailler comme une prolongation des personnages, en fonction de leur climat mental ou de leurs sensations. Je préfère toutefois que ce soit quelque chose de discrètement perçu, peut-être même pas remarqué, et donc j’essaie de ne pas prendre trop de raccourcis de dessin, ni de sur-styliser, mais plutôt de chercher une sorte de justesse, qui passe pour ma part par une certaine précision. Je ne dis pas que j’y arrive forcément d’ailleurs, c’est en tout cas une intention.

Cette grande précision se retrouve aussi dans la représentation de nombreux arbres et animaux que vous montrez : procession des fourmis, rouge-gorge en vol… Comment avez-vous procédé pour les représenter avec autant de minutie ? Y a-t-il eu un travail de documentation ou d’observation de la nature ?

Marion Besançon : Oui, j’ai accumulé beaucoup de documentation. D’autant plus que je n’avais vraiment pas l’habitude de dessiner des animaux ou des végétaux. J’ai donc observé et compilé bon nombre de photos. J’avais aussi le souhait, comme pour les décors, d’éviter de trop gros raccourcis graphiques ; je voulais limiter la codification des arbres, par exemple. Le végétal est un règne à part, il me tenait à cœur de le représenter en évitant au maximum de l’anthropomorphiser, ce qui n’est pas évident, car cela implique de mettre une certaine distance avec le sujet. J’ai essayé de dessiner en me disant que je ne maîtrisais rien et que chaque trait était une surprise. Dans la charge de travail, je n’ai pas forcément réussi à tenir tout du long cette volonté, mais c’était important pour moi.
Quant aux végétaux des métamorphoses, j’ai simplement choisi des espèces qui me semblaient assorties aux personnages, de façon complètement intuitive. Mais certaines associations sont des choix symboliques, comme celle du premier bébé et du ginkgo biloba. J’ai joué un peu avec le langage des fleurs, aussi.

Au niveau de la représentation des humains, vous semblez rompre par moments avec certains codes de la bande dessinée franco-belge au profit de ceux du manga. Je pense notamment à la grande expressivité de vos personnages durant des moments de joie, de peur ou de colère. Quelle en est la raison ?

Marion Besançon : Mes influences, sans doute. Je ne décide pas consciemment de l’expressivité de mon trait, il s’ajuste en grande partie sur ce que je ressens, et comme je dessine en empathie avec mon sujet, il y a des émotions qui ressortent parfois fortement. Je pense que le cadrage joue aussi sur cette expressivité, et pour le coup, c’est un apport direct du manga. Mais il est vrai que je fais attention aux émotions des personnages : parfois, une expression représente tout un basculement dans le scénario, et j’aime le fait que les rebondissements puissent aussi tenir dans ces choses-là.

Qu’est-ce qui vous plaît dans le manga que vous ne retrouvez pas dans la bande dessinée franco-belge ?

Marion Besançon : La narration intérieure : certaines œuvres offrent une vraie plongée dans la psychologie des personnages, et je trouve ça incroyable en termes de finesse d’écriture. On peut expérimenter différents yeux, et ça donne un côté très profond au récit. Le découpage a aussi une élasticité plus grande, en général ; certaines actions seront découpées très différemment selon qu’elles existent en BD franco-belge ou en manga. Globalement, je trouve que le manga donne une vraie place aux sensations, c’est quelque chose qui me touche. On a parfois l’impression d’être au corps-à-corps avec les personnages. Et graphiquement, il y a de superbes propositions.

Avez-vous d’autres influences graphiques ?

Marion Besançon : La peinture, notamment quand elle est à la frontière de l’art abstrait et qu’elle entretient un rapport avec la matière me parle très fortement. De Staël, Turner, Soulages sont des influences.
Le dessin pur, sans velléité narrative directe reste un essentiel, qu’il soit académique ou plus expérimental. Pendant mon adolescence, rencontrer Schiele, Hokusai ou les études d’Ingres a été essentiel. La photographie continue aussi de m’inspirer, avec des artistes tels que Sarah Moon ou Saul Leiter.

Quels sont les textes et auteurs qui vous ont permis de vous construire artistiquement et humainement ?

Marion Besançon : Il y en a vraiment beaucoup ! Car généralement il y a assez peu de choses qui ne me touchent pas. Si on ne doit en garder que quelques-uns, je dirai que Carlos Ruiz Zafón a vraiment marqué mon adolescence par l’intensité de ses romans, son univers gothique et fantastique.

Le Clézio, et plus particulièrement son roman Désert, est aussi une pierre angulaire. C’est pareil pour les nouvelles de Dino Buzzati, Les Vergers Du Ciel de Christian Charrière et John L’Enfer de Didier Decoin. Les livres de Gabriel García Márquez, de Haruki Murakami, de Jim Dodge, de Lolita Pille et de Constance Debré ont aussi été pour moi des forts moments de littérature. En poésie, je citerai entre autres Paul Éluard, Arthur Rimbaud et La Remontée des Cendres de Tahar Ben Jelloun.

Au Niveau de la bande dessinée, outre les auteurs déjà évoqués, il y a Yuhki Kamatani, Hiroyuki Asada, Naoki Urasawa, CLAMP, Jun Mochizuki, Daisuke Igarashi, Benjamin Flao, Christian De Metter, François Schuiten, Daria Schmitt et Gipi. Je n’oublie pas le trait de Serge Bloch, que je trouvais totalement fascinant quand j’étais enfant. Jacqueline Cohen et Bernadette Després ont sans aucun doute jeté les bases de mon rapport à l’humour.

Avez-vous d’autres projets en cours ?

Marion Besançon : Oui, deux projets à venir normalement, un en solo et un en collaboration. Et après, j’ai évidemment beaucoup d’autres envies, toutes guidées par le désir d’explorer, de faire des choses différentes et d’évoluer.

Un conseil à celles et ceux qui ont envie de se lancer en bandes dessinées ?

Marion Besançon : De mon humble avis, je pense que développer sa narration est crucial ; les idées sont une chose, savoir les raconter en est une autre, et c’est justement ce qui est si intéressant dans ce métier. Donc travailler le story-board sans se bloquer sur la forme finale me paraît important ; et puis être patient, car tout prend du temps, et il faut pouvoir développer une certaine endurance mentale.
Après, je crois que ce qui compte vraiment, c’est l’envie. Il faut bien garder en tête qu’il n’y a pas de chemin prédéfini, que c’est souvent tortueux, alors vouloir raconter une histoire de façon viscérale reste le meilleur des moteurs.

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