Dès la parution de ses premiers romans, l’écrivain marocain Abdellah Taïa s’est positionné comme un mentor auprès d’une jeune génération d’auteurs et d’autrices qu’il encourage et soutient régulièrement. C’est le cas notamment du nouvelliste Hicham Tahir (Jaabouq) ou de la romancière Fatima Daas, autrice en 2020 d’un puissant roman (La petite dernière) traversé par les questionnements d’une jeune homosexuelle musulmane. Entretien croisé avec Hicham Tahir et Fatima Daas.
Comment avez-vous découvert Abdellah Taïa ? Qu’en est-il de son œuvre ?
Fatima Daas : J’ai découvert Abdellah Taïa tardivement, en 2017. C’est un ami homosexuel algéro-libanais qui m’a offert ses livres et m’a proposé d’animer une rencontre d’auteur autour de son œuvre à la bibliothèque Cyrano de Bergerac où je travaillais à l’époque, à Clichy-sous-Bois.
Je pense que si j’ai découvert Abdellah Taïa tardivement, c’est parce que j’avais peur de me rapprocher des auteurs et des autrices qui pouvaient me ressembler, me toucher en plein cœur. J’ai mis du temps à aller chercher des livres qui allaient m’aider, me transformer. Ma rencontre avec Abdellah Taïa a été un tournant dans ma vie, ses prises de positions publiques m’ont transmis de la force, de la douceur, du courage, de la joie et l’envie de foncer à mon tour. Je n’étais plus seule. Je crois qu’avant lui, je n’avais jamais lu ni entendu quelqu’un affirmer à visage découvert qu’il est homosexuel et marocain et gay, sans jamais renier aucune de ses identités. Je pense aussi qu’il est un des hommes les plus sensibles que j’ai rencontré dans ma vie, le plus authentique, le plus juste, le plus grand amoureux des siens, et il aime les femmes, ça change tout dans mon rapport à lui. C’est rare un homme qui ne déteste pas les femmes… Son engagement est indissociable de son existence. Je pense qu’il ne pourrait pas écrire autre chose que ce qu’il écrit, il ne serait pas au bon endroit. On partage ce rapport à l’engagement dans l’écriture. Il n’écrit pas pour faire beau, il écrit parce que c’est ça ou la vie deviendrait insupportable.
Comment qualifierez-vous l’œuvre d’Abdellah Taïa ?
Fatima Daas : Je dirai intime, universelle, puissante, une œuvre qui nous reste dans la tête, dans le cœur. Il aborde des sujets pas évidents à mettre en mots : la sexualité, les violences, la pauvreté, la famille, la prostitution, le pays d’origine, la France et son lot d’injustices qui dévorent les minorités ! Son style est vrai, percutant, doux. Une recherche de forme, quelque chose de corporel.
Un mot sur sa langue d’écriture ?
Fatima Daas : C’est quelque chose qui me touche beaucoup, parce qu’Abdellah sait qui il est et d’où il parle.
Y a-t-il un ouvrage d’Abdellah Taïa que vous aimez particulièrement ?
Fatima Daas : Je les aime tous, chaque livre m’a apporté quelque chose de différent. Mais je crois que je chéris Celui qui est digne d’être aimé, c’est difficile à dire pourquoi… Parfois il y a une lecture, un livre qui arrive au moment où on a exactement besoin de le rencontrer. Ça a été le cas avec ce roman épistolaire.
Abdellah Taïa publiera le 22 août prochain aux Éditions Juilliard un nouveau roman intitulé Le bastion des larmes. L’avez-vous lu ? Quel avis portez-vous sur ce nouveau livre ?
Fatima Daas : Je viens tout juste de l’avoir entre les mains. Je n’ai qu’une hâte : le lire, entendre la voix d’Abdellah et me plonger dans ses mots.
Abdellah Taïa a été l’une des premières personnalités marocaines à affirmer ouvertement son homosexualité. Quel impact a eu cette révélation dans votre vie, en tant que jeune homme queer, marocain et musulman ?
Hicham Tahir : Ma découverte d’Abdellah Taïa émane du pur hasard. L’hebdomadaire Al Ayam du 14 octobre 2006 consacrait un dossier à l’homosexualité (Confessions de « déviants sexuels » dans un Maroc du tabou). Je savais ce qu’était l’homosexualité, mais voir une telle une était un événement nouveau, j’ai donc acheté le journal dans un kiosque loin de chez moi pour éviter qu’on sache que la thématique m’intéresse. C’est dans ce journal que j’ai découvert Abdellah Taïa au milieu de plusieurs portraits et profils stéréotypés d’homosexuel. Le portrait et l’interview d’Abdellah Taïa étaient d’un autre type. Il était un auteur. Son discours était autre, cultivé. Je me suis aussitôt reconnu dans ses réponses. Il y avait quelque chose dans son interview, ses mots, son regard. C’était comme s’il me parlait directement, comme s’il me disait : « Ne t’en fais pas, tu n’es as une tare ». Avant même de lire ses livres, il était devenu une sorte de grand frère. De mentor. Celui qui me prévenait qu’il y aurait bien une lumière à la fin de ce tunnel long, sombre et épuisant. Je savais avant lui que je n’étais pas seul, mais grâce à lui, je me découvrais une « légitimité » d’exister. Il me donnait sa bénédiction. Cette admiration s’est accentuée quand j’ai acheté l’édition du Telquel dans lequel il faisait son coming-out à sa mère… Cet homme issu de Salé, cette ville non loin de la mienne, venait de réaliser l’impensable. C’était un exploit. Je découvrais ce qu’était la « visibilité ». Il m’avait donné de l’espoir. Ce n’est qu’après que j’ai lu ses livres.
Que représente pour vous l’œuvre d’Abdellah Taïa ?
Hicham Tahir : Son travail représente ces quartiers dans lesquels nous avons grandi. Je pense que c’est ce qui m’a le plus attiré. Je me reconnaissais dans les mots, les dialogues et les sentiments. Un sentiment que je n’arrivais pas à retrouver chez d’autres auteurs et autrices, qui parlaient d’un monde ou d’une époque totalement méconnue à l’enfant et l’adolescent que j’étais. Abdellah fait partie des représentants de cette littérature maghrébine en langue française. Une littérature mélodieuse. Simple sans être simpliste. Honnête, qui ne sombre pas dans un voyeurisme lugubre, ni dans un misérabilisme intéressé. C’est une littérature libre. Et Abdellah a posé sa pierre pour construire l’édifice de cette « littérature maghrébine libre ». Il est évident qu’Abdellah, Mohamed Choukri ainsi que d’autres autrices et auteurs maghrébins ont beaucoup participé à former, éclairer et forger ma plume. C’est dans leur littérature que je me sens vivre, que je me reconnais.
La littérature d’Abdellah Taïa est synonyme de courage, de sincérité et d’honnêteté. Cette « réconciliation » avec le « soi-même » qui se faufile dans ses récits me porte, me transperce. Je suis très admiratif de cette force qu’il a pour parler et se parler. Ses mots sont libres.
Abdellah Taïa publiera le 22 août prochain aux Éditions Juilliard un nouveau roman intitulé Le bastion des larmes. L’avez-vous lu ? Quel avis portez-vous sur ce nouveau livre ?
Hicham Tahir : Le Bastion des Larmes est une ébullition d’émotions. Une prose forte par sa justesse, poétique par ses monologues. À travers la voix de Yassine, Abdellah explore avec une grande finesse et énormément de pudeur les rapports complexes vécus par de nombreuses personnes queers issues de cultures arabo-musulmanes. À savoir, quand est-ce qu’il nous est permis d’être « visibles » ? Dans quelles conditions et à quel moment nous pouvons consentir de l’être ? Le roman est, comme Abdellah nous a habitué dans sa générosité, rempli d’amour. Des amours complexes, inexplicables, et des fois injustes. On est envoûtés par son rapport avec Najib qui redéfinit le terme de la famille. Celle qui naît loin des liens du sang, et plus par les liens du cœur. C’est un roman avec beaucoup d’humour obscur et déstabilisant. Et c’est entre les lignes qu’Abdellah raconte la profondeur des sentiments. Abdellah a signé avec Le Bastion des Larmes, l’un de ses meilleurs romans. Un cri du cœur, pour les autres cœurs qui sauront s’y reconnaître. Dont le mien.