Soufiane Hennani, médecin : « Je dois mon engagement aux romans d’Abdellah Taïa »

Soufiane Hennani © DR

Membre de la société civile marocaine, le docteur Soufiane Hennani fait partie de ces figures intrépides qui font évoluer les mentalités au Maroc à travers leurs engagements pour les femmes et les minorités sexuelles. Également passionné de littératures, il dévoile dans cet entretien l’apport du romancier marocain Abdellah Taïa dans sa construction intime, intellectuelle et politique. Entretien.

Pour débuter, je vous demande une biographie. Quel est votre parcours ?

Soufiane Hennani : Permettez-moi d’abord de me définir comme un grand lecteur d’Abdellah Taïa. J’aime l’auteur et l’humain ! Je suis Soufiane Hennani, marocain de la ville d’El Jadida. J’ai trente-deux ans. Je suis docteur, chercheur en biologie de la santé et activiste pour les droits sexuels, corporels et reproductifs au Maroc. Je lutte pour une justice sociale basée sur le genre et la sexualité au Maroc. Mon engagement politique et social m’a amené à créer en 2020 Machi Rojola, un podcast pour questionner les masculinités et comprendre l’origine de la domination masculine. Depuis, je m’intéresse beaucoup à tous les sujets liés aux masculinités, aux droits et libertés, notamment des personnes LGBTQIA+ au Maroc. En ce moment, je suis basé au Québec où je prépare un autre diplôme universitaire en santé sexuelle à l’Université de Laval.

Comment avez-vous découvert Abdellah Taïa ? Quid de son œuvre ?

Soufiane Hennani : J’ai eu la chance de découvrir Abdellah Taïa plusieurs fois dans ma vie ! J’avais seize ans la première fois. Un ami, venu me voir de Casablanca pour aller à la plage d’El Jadida, avait à la main le magazine TelQuel avec un grand portrait d’Abdellah Taïa en couverture. Le titre de ce numéro était : « Homosexuel envers et contre tous ». En partant, cet ami m’a laissé le magazine. C’était la première fois que je découvrais Abdellah Taïa et à travers lui, un Maroc que je ne connaissais pas encore.

Une année, plus tard, le même magazine TelQuel a offert à ses abonnés le recueil de nouvelles coordonné par Abdellah Taïa : Lettres à un jeune marocain. C’est à ce moment-là que j’ai découvert son écriture. Ce fut un coup de cœur, une révélation ; j’ai commencé à chercher ses romans partout, dans les librairies de Casablanca et de Rabat. Avant Abdellah Taïa, je ne connaissais de la littérature marocaine d’expression française que La Boîte à Merveilles d’Ahmed Sefrioui, qu’on étudiait à l’école. À travers lui, en plus de sa littérature, j’ai découvert les romans de Mohamed Choukri, Mohamed Khaïreddine et Mohamed Leftah. Des années plus tard quand j’ai lancé mon podcast sur les masculinités, j’ai connu Abdellah Taïa grâce à notre ami commun, l’écrivain et journaliste Hicham Tahir. Je l’ai interviewé plusieurs fois et depuis, une belle amitié s’est créée. J’ai découvert en lui un homme généreux, simple, à l’écoute des gens qui l’entourent, en quête de partage et surtout d’amitié. Nous avons souvent voyagé ensemble. J’ai animé des rencontres littéraires avec lui et nous avons enregistré à Paris un documentaire sonore, qui est actuellement en cours de production.

Concernant sa littérature, l’écriture d’Abdellah Taïa m’a éveillé, a créé un lien entre moi et mon environnement, et m’a permis de porter un autre regard sur moi-même, ma famille et mon entourage. Je crois que je dois mon engagement aux romans d’Abdellah Taïa, car ils m’ont aidé à sortir de ma passivité citoyenne, à devenir quelqu’un d’actif et capable de jouer un rôle dans ma société. J’ai aussi commencé par assumer mes identités dans mon entourage, puis aux yeux du monde entier. Je raconte ces exemples pour montrer à quel point l’écriture d’Abdellah Taïa éveille et permet à ceux qui se reconnaissent dans son vécu de lever la tête et de dire : « J’existe ». J’ai rencontré de nombreux jeunes au Maroc qui partagent cette même histoire avec Abdellah Taïa et son œuvre.

Abdellah Taïa a été, effectivement, l’une des premières personnalités marocaines à affirmer ouvertement son homosexualité. Cette révélation publique de son homosexualité a-t-elle vraiment eu un rôle majeur dans la société marocaine ?

Soufiane Hennani : Oui ! Personnellement, c’est quelqu’un qui m’a guidé à passer de la honte sociale et culturelle à la fierté. Sa plume est empreinte d’un amour profond pour les Marocains et les opprimés. C’est un homme qui m’a appris à aimer sans me soumettre, à critiquer sans me vendre à qui que ce soit, à militer dans la bienveillance, et surtout à écouter ou encore à accepter que la colère soit légitime quand on subit la violence ! Que ce soit dans ses livres, ses déclarations publiques ou même dans la vie en général, Abdellah m’a appris à aimer ma mère, mon père et mes sœurs, à leur reprocher ce que j’ai à leur reprocher tout en les aimant, et à faire de même avec tous les humains : être intransigeant avec les systèmes d’oppression et bienveillant avec les gens. En lisant Abdellah, je me suis réconcilié avec beaucoup de choses. J’ai appris à ne pas caricaturer une culture, une religion ou une personne. Dans un Maroc où nous manquons de figures qui prennent position avec les opprimés et revendiquent leurs identités (gay, pauvre, musulman), nous devons tous dire merci à Abdellah. Moi, en tout cas, je lui envoie souvent des mercis pour ce qu’il écrit.

Pouvez-vous nous en dire plus sur la façon dont les textes et l’engagement politique d’Abdellah Taïa ont influencé votre réflexion ?

Soufiane Hennani : L’apparition d’Abdellah Taïa dans le champ littéraire et dans la société marocaine en tant qu’homme ouvertement homosexuel a été très importante pour moi et pour le Maroc d’aujourd’hui. Je crois qu’il y a eu un avant et un après Abdellah Taïa. Son courage a permis à des mouvements queers de se créer et à des individus de passer de la honte de soi à la fierté ! Il y a un consensus sur Abdellah Taïa dans les sphères militantes : tout le monde l’aime pour ce qu’il fait et pour ce qu’il est. C’est-à-dire un homme simple, poli, très engagé, qui parle avec son cœur et déteste l’intellectualisme qui crée des frontières entre l’intellectuel et les gens. Je m’inscris dans cette dynamique… En plus de revendiquer son identité sexuelle et de la prendre comme prisme pour avoir un regard sur la société marocaine et le monde, ce qui est aussi intéressant chez Abdellah Taïa, c’est son courage à dénoncer des sujets que la majorité des intellectuels marocains ont peur d’aborder : la colonisation, la domination des pauvres par une élite, la dictature hétérosexuelle dans la société marocaine, etc.

Quels termes emploierez-vous pour qualifier l’œuvre d’Abdellah Taïa ?

Soufiane Hennani : Je ne sais pas si cette littérature existe, mais pour moi, Abdellah Taïa a créé un genre littéraire marocain. C’est une littérature intersectionnelle qui croise la violence sociale et politique à tous les autres types de violence. Une littérature de minorités qui pénètrent les dominants, en les mettant face à leurs violences. J’ai l’impression que la mission littéraire d’Abdellah Taïa, en écrivant en français est de rappeler aux puissants le mal qu’ils nous ont fait et continuent à nous faire. Le travail d’Abdellah décolonise, « déshétérosexualise » (en considérant ici l’hétérosexualité comme un système sexuel dominant et pas simplement comme orientation sexuelle), il nous fait sortir d’une dictature sur les corps et la sexualité. Dans la lutte contre l’homophobie et les autres discriminations basées sur le genre et la sexualité, l’enseignement du travail d’Abdellah Taïa devrait être obligatoire auprès des personnes concernées pour qu’ils soient fières de leurs existences. Ensuite, il devrait être obligatoire auprès du grand public pour qu’ils comprennent la violence exercée impunément sur des individus qui font partie de la même société qu’eux.

Un mot sur ce français mâtiné de culturèmes marocains qu’il a créé pour mieux raconter la société marocaine de l’intérieur ?

Soufiane Hennani : Abdellah utilise la langue française pour décoloniser les corps et les esprits. C’est une langue française qui n’appartient qu’à lui et à ses lecteurs. C’est une langue qui nous rapproche de ce que nous sommes réellement. C’est pareil pour son écriture. Celle-ci guérit, a créé une génération qui finira elle aussi par écrire, lever la voix, passer de la honte dont parle Abdellah Taïa dans presque tous ses livres à la fierté.

Abdellah Taïa publiera le 22 août prochain aux Éditions Juilliard un nouveau roman intitulé Le bastion des larmes. Quel avis portez-vous sur ce roman ?

Soufiane Hennani : Comme dans tous ses livres, Abdellah rend encore justice aux personnes queers marocaines, mais aussi aux personnes marginalisées, aux pauvres, et à celles et ceux qui sont à la marge et que beaucoup utilisent pour esthétiser leurs œuvres. L’histoire de Youssef, de Najib, de Kaddour et de tous les autres personnages du Bastion des larmes est l’histoire de beaucoup de Marocains et marocaines de la communauté queer que les personnes hétérosexuelles et homosexuelles riches ne connaissent pas. Dans Le Bastion des larmes, Abdellah va plus loin que dans ses autres romans, car il décortique le rapport à la famille, cette distance qui se crée entre ses membres quand on est perçu comme différent. Dans ce livre, tout est écrit tel qu’il est ressenti. Sans maquillage. On a le sentiment que Youssef, le personnage principal, porte de la rancœur vis-à-vis de ses sœurs, mais à mon sens, ce qu’il fait, et à travers lui Abdellah, moi et toutes les personnes qui subissent des injustices dans leur petite ou grande famille : c’est appeler à l’amour, à la réparation et la guérison de ces enfants blessés qui vivent en nous.

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