Depuis Maus d’Art Spiegelman et la série des livres consacrés aux clandestines de l’histoire par le duo Catel & Bocquet, rares sont désormais celles et ceux qui peuvent contester la dimension mémorielle de la bande dessinée. C’est le cas notamment en France où le médium est habilement investi par maints auteurs à des fins historiques et autobiographiques. Artiste de talent, Chadia Loueslati s’est emparée de la bande dessinée pour construire, livre après livre, une œuvre ambitieuse qui raconte le parcours des siens, de la France à la Tunisie. Une œuvre témoignage qui se lit avec émotion grâce à l’écriture sincère et par moments facétieuse de l’autrice. Entretien.
Pour débuter, je vous demande une biographie. Quel est votre parcours ?
Chadia Loueslati : Je suis autodidacte. J’ai commencé à faire de l’illustration jeunesse, il y a de cela 13 ans. Ensuite, je me suis orientée vers le roman graphique parce qu’il me permettait d’avoir une grande liberté aussi bien dans l’écriture que dans le dessin. Dans la littérature jeunesse, le dessin est très formaté, très limité parce qu’on s’adresse à de jeunes enfants. Je me sentais assez frustrée de ne pas pouvoir dessiner comme je le souhaitais. Quand j’ai commencé à lire de la bande dessinée et notamment des romans graphiques, j’ai constaté une certaine liberté dont jouissaient les auteurs : ils abordaient tous les sujets qu’ils souhaitaient sans rentrer dans des cases préétablies. Naturellement, j’ai alors glissé vers la bande dessinée. Je fais toujours de l’illustration pour les livres jeunesse, mais un peu moins comme avant.
Famille nombreuse, Nos Vacances au Bled, Rien à perdre, les différents ouvrages qui forment votre œuvre ont en commun de mettre en scène votre parcours et celui de votre parentèle, de la Tunisie à la France. Quelle en est la raison ?
Chadia Loueslati : C’est parce que j’ai perdu mes parents. J’ai perdu mon père et quatre ans plus tard, j’ai perdu ma mère. Ensuite, j’ai perdu une sœur et un frère. J’ai vu mon monde s’effriter. Tout disparaissait de manière intensive, or, je n’avais pas envie de cela. J’avais envie de laisser un témoignage, de raconter notre histoire familiale. Mes parents ont émigré en France dans les années soixante-dix. Ils ont tout laissé derrière eux pour venir dans un pays qu’ils ne connaissaient pas. Pendant longtemps, mon père a travaillé en tant qu’agent d’entretien dans le métro parisien, ma mère a été femme au foyer lorsque nous étions enfants. Ensuite, elle est devenue femme de ménage. Ils ont toujours été derrière nous, parfois de manière militaire. Et un jour, tout s’arrête. Je ne voulais pas de cela. Je voulais conserver une trace de leur existence, de leur parcours, ne serait-ce que pour les générations suivantes… Famille Nombreuse et Nos Vacances au Bled ont permis à mes neveux et nièces de connaître mes parents, même s’ils ne les ont jamais rencontrés. Quelque part, j’essayais aussi de les faire revivre pour moi, ne serait-ce qu’un petit moment parce qu’ils ont été courageux. C’étaient des gens courageux. Si demain, mon mari me demande de venir m’installer avec lui au Japon ou dans un autre pays dont nous ne maîtrisons pas la langue, je ne suis pas sûre de parvenir à réaliser ce que mes parents ont pu faire lors de leur arrivée en France. Je ne sais pas si j’arriverais à me débrouiller comme eux. Il était important de raconter cette histoire avec toutes les interrogations que cela suppose : quel a été leur parcours ? Pourquoi sont-ils partis de chez eux ? On ne se déracine pas comme ça…
Les ouvrages que vous citez ont effectivement en commun de faire monstration du quotidien ardu de votre père, qui se démenait au travail pour pourvoir à la subsistance de sa famille...
Chadia Loueslati : Quand j’étais petite, mon père balayait le métro parisien. Lorsqu’il y avait des incidents, notamment des gens qui se suicidaient, c’était l’équipe de nettoyage qui était chargée de nettoyer les traces de l’incident après le départ des pompiers. Mon père remplissait aussi souvent des fiches par rapport à l’incident. Comme il ne savait pas lire, ni écrire le français, il nous demandait de remplir les fiches. Ça me faisait pleurer à chaque fois, car je trouvais difficile de faire un métier pareil. Un jour, il m’a dit ceci : « Il ne faut pas que tu pleures. Oui, c’est dur comme métier, mais j’ai déjà de la chance d’avoir un métier. Ça me permet de tous vous nourrir et de vous éduquer. Si tu veux vraiment faire quelque chose pour moi, tiens s’il te plaît un stylo et pas un balai plus tard ». C’est une phrase extrêmement importante qui a peut-être déterminé mon amour pour la lecture et le fait qu’aujourd’hui, je sois auteure. Il voulait m’éviter la difficulté de ce métier, qui l’a fatigué hyper rapidement. Je lui ai promis de tenir un stylo et aujourd’hui, je tiens un stylo. C’est une manière de lui dire qu’il n’a pas fait tous ces sacrifices en vain. Je crois que c’est aussi pour cela que j’ai toujours interdit à mes enfants de rester à ne rien faire ou à devenir des délinquants. Ça ne passera pas. Ils n’ont pas le droit de me faire cela. Pas après les sacrifices qui ont été faits. Je ne les demande pas de tout réussir dans la vie, mais de tout donner, quels que soient les obstacles. C’est une génération, qui ne se rend pas toujours compte des sacrifices réalisés. Quand je les écoute parler de leurs problèmes, je leur dis souvent que ce sont des problèmes de riches. Quand j’étais à la fac, mes inquiétudes portaient sur les repas que j’allais manger ou sauter un midi par manque de moyens. On n’avait pas grand-chose. C’est pourquoi j’aime leur rappeler le parcours de leurs grands-parents, qui se sont battus pour qu’ils aient cette vie qui est la leur aujourd’hui.
Votre père a-t-il lu vos livres ?
Chadia Loueslati : Non, mon père était déjà décédé avant la sortie de mon premier livre pour lequel j’ai obtenu le prix de la Société des gens de Lettres. Ce prix a été une immense fierté. La société des gens de lettres a été créée par Victor Hugo. Le jury m’a décerné le prix du premier roman qui n’avait jamais été décerné à une bande dessinée. Ce prix m’a convaincue du fait que rien n’est impossible si on se donne les moyens. Il y a des choses que j’ai essayées sans succès, mais je ne le regrette pas. Parce que j’ai la satisfaction de me dire : « J’ai essayé ».
Outre votre père, vous dressez un portrait tout à fait émouvant de votre mère : une femme courageuse et indocile à l’initiative de plusieurs projets dans la famille.
Chadia Loueslati : Je suis contente d’avoir eu une mère comme elle. Autour de moi, les mères étaient plutôt effacées et les pères étaient assez dominants. C’était complètement l’inverse avec ma mère : c’était une femme assez dominante, assez déterminée et c’est ce qu’elle a transmis à ses filles. Elle nous a toujours poussées à aller plus loin, à nous battre pour obtenir ce que l’on voulait. Elle nous a appris énormément de choses, souvent durement, mais toujours dans notre intérêt. C’était une femme de caractère et heureusement, car je ne vois pas comment elle aurait pu tenir une famille de 12 enfants sans ce côté un peu militaire. On m’a souvent reproché sur les réseaux sociaux d’avoir attribué le mauvais rôle à mon père en le montrant comme quelqu’un de soumis face à cette épouse assez forte. C’étaient des messages venant de personnes bienveillantes, qui avaient lu le livre avec intérêt et me disaient de rompre avec cette image alors qu’il ne s’agissait ni d’eux, ni de moi, mais du fonctionnement de mes parents.
Peut-être s’étaient-ils accoutumés à une représentation problématique des femmes en bandes dessinées ?
Chadia Loueslati : Certainement. Longtemps, il y a eu cette représentation fantasmée de la femme maghrébine soumise. Ce qui n’est pas forcément le cas dans toutes les familles. Je n’ai jamais vu ma mère soumise. Elle a toujours fait ce qu’elle avait en tête, même si elle en parlait avec mon père, dont elle était assez proche. Ils prenaient les décisions à deux. Et quand ça n’allait pas dans le sens de ma mère, elle arrivait à convaincre mon père puisqu’elle lui avait prouvé qu’elle était solide, qu’il pouvait compter sur elle. C’était elle qui gérait les enfants, le budget de la famille, qui faisait face à l’administration quand il y avait des problèmes. Dans la famille, c’est elle qui a passé son permis en premier. C’est vraiment un exemple de détermination. La montrer telle qu’elle était est aussi une façon de dire qu’on n’a pas tous des mères soumises, il faut arrêter avec ce fantasme.
La monstration de femmes fortes et indociles est assez récurrente dans votre œuvre. Je pense également à la biographie consacrée à la mythique Oum Kalthoum.
Chadia Loueslati : Mes parents adoraient Oum Kalthoum. C’était une artiste talentueuse, déterminée dans un monde d’hommes. Elle avait une certaine prestance, une certaine aura que j’aime beaucoup. Quand j’ai su qu’elle avait été travestie en garçon par son père pour pouvoir chanter le Coran, j’ai trouvé cela incroyable. C’était important de mettre en avant la vie de cette grande chanteuse, au-delà de sa carrière politique qui ne m’intéresse absolument pas. C’est la femme qui m’intéresse, celle au parcours incroyable dans un monde masculin. Lorsque vous regardez les photos d’Oum Kalthoum, elle est très souvent entourée d’hommes. Ce n’était pas courant à l’époque. Ça me donne de l’espoir et m’encourage à penser qu’en tant que femme, on est capable de tout. Il m’est arrivé, très jeune de me dire au collège ainsi qu’au lycée que je n’allais pas réussir parce que je n’étais pas bonne en physique ni en maths. Mon avenir était tout tracé pour moi : j’allais sortir du circuit scolaire, me marier, avoir des enfants. Heureusement, j’ai eu une mère qui a été encourageante et m’a conseillé de persévérer dans mes études et dans mes choix de vie. De même, je ne voulais pas passer le permis sous prétexte que j’aurais un jour un mari qui conduirait. C’est ma mère qui m’a encouragée à passer mon permis pour être indépendante. Aujourd’hui, ça fait douze ans que je conduis. Ces femmes sont des modèles pour moi.
Il y a eu d’autres femmes comme Nina Simone qui s’est battue pour que ses parents puissent être assis au premier rang lors de son premier concert. C’était une femme extrêmement forte et courageuse, même si elle avait ses propres faiblesses. Nina Simone ne baissait la tête devant personne, mais elle était soumise à son deuxième mari, qui finira par la battre. C’est souvent le paradoxe qu’il y a chez ce genre de femmes. Ma mère, qui était une femme libre, indépendante, qui prônait régulièrement un discours fort sur ce dont les femmes étaient capables, privilégiait ses fils par rapport à ses filles. C’est un véritable paradoxe que j’ai compris, avec le temps. Avec un collectif d’artistes, j’ai eu la chance de travailler sur un ouvrage consacré à Nina Simone. J’étais vraiment ravie d’illustrer un pan peu connu de son histoire même si c’était très dur.
Qu’est-ce qui détermine vos choix narratifs et esthétiques ?
Chadia Loueslati : Mon vécu détermine énormément mon écriture. Je suis très attentive à ce qui se passe autour de moi, j’observe beaucoup. J’ai commencé la bande dessinée par l’autobiographie, mais de plus en plus, j’essaie de m’en détacher en prenant des personnes lambda pour leur faire vivre une histoire. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, c’est très compliqué d’écrire sur soi : on se pose plein de questions, on se censure beaucoup.
Mes rencontres déterminent aussi mon écriture. Si je ne suis pas convaincue par un sujet, une rencontre, je peux refuser un contrat même s’il est bien payé. Je suis beaucoup dans l’affectif, l’instinctif : je sais ce que j’ai envie de faire. Ça peut marcher comme ça peut ne pas marcher, mais au moins, je reste fidèle à mes valeurs. Je ne peux pas non plus faire un projet avec quelqu’un que je n’ai jamais rencontré. Il y a des dessinateurs et des scénaristes qui travaillent ensemble sans s’être jamais rencontrés. Ça, c’est impossible et impensable pour moi. Il faut que mes yeux voient, que j’analyse la personne en face de moi, que je ressente les choses, que je l’écoute. J’ai besoin d’être convaincue pour être convaincante.
Avez-vous d’autres projets en perspective ?
Chadia Loueslati : Il y a toujours d’autres projets en perspective quand vous êtes auteur. J’ai la chance qu’on continue à m’en proposer, mais pour l’instant, j’essaie de travailler sur un seul projet : le tome trois de ma série autobiographique. Mis à part celui-ci, j’ai des petits travaux, des projets de réalisation d’affiches, mais rien d’autre dans l’édition.
Quels conseils donneriez-vous à celles et ceux qui ont envie de se lancer en bandes dessinées ?
Chadia Loueslati : Il y en aurait tellement ! Pour commencer, je leur dirais d’avoir des sous de côté. Il est très difficile de vivre de la bande dessinée. En réaliser demande beaucoup de travail, il faut être un bon communicant, un bon gestionnaire si on ne veut pas être noyé dans la masse de productions actuelles. Mais si c’est une passion et qu’on a envie de se lancer, il faut le faire !