Jeune auteur de talent, le romancier Benjamin de Laforcade est également un éminent lecteur de littératures allemande et italienne. Dans ce deuxième volet d’un grand entretien accordé à la revue Hans & Sándor, il donne à voir avec alacrité ses influences littéraires et sa conception de la littérature. Entretien.
Qu’est-ce que la littérature ?
Benjamin de Laforcade : Peut-être qu’on pourrait la définir comme une tentative de traduction. L’intérieur de notre tête, ses formes, ses couleurs, ses concepts informulables, il s’agit d’en faire des mots, des signes, des codes. Si j’étais capable de déposer le contenu de ma pensée directement dans la vôtre, alors je n’aurais pas besoin de la littérature. Le jour où on saura le faire, la littérature changera.
Existe une littérature ou des littératures ?
Benjamin de Laforcade : Je pense qu’en toute chose, il vaut mieux privilégier le pluriel. La singularité n’existe jamais vraiment. Je pense qu’il existe des littératures parce que chacun en a une définition propre. Et chacune de ses définitions a vocation à être discutée ou à évoluer.
Un texte a-t-il besoin d’être écrit pour être considéré comme de la littérature ?
Benjamin de Laforcade : Non, je ne pense pas. En Allemagne, il y a quelque chose de très connu qu’on appelle Hörspiel, ce sont des histoires de fiction diffusées à la radio. C’est une forme de littérature. D’ailleurs, si vous vous intéressez à des mythes comme L’Illiade et l’Odyssée, vous constaterez qu’ils ont d’abord été des récits transmis oralement. Dans la littérature africaine, il est souvent fait question de l’oraliture : ces grands textes littéraires non écrits qui peuplent les imaginaires. Je ne pense donc pas qu’il faille qu’un texte soit écrit pour être considéré comme de la littérature. Même La bande dessinée est de la littérature. C’est juste le format qui change.
Qu’est-ce qui fait sa littérarité ?
Benjamin de Laforcade : Le rythme et la composition. On construit une planche de bande dessinée comme on construit une phrase ou un paragraphe, c’est exactement la même méthode… C’est aussi un art de l’ellipse. Entre chaque case, il se passe quelque chose, qui est tu.
Si on m’interrogeait sur mon roman préféré, je citerais Quartier Lointain de Taniguchi que j’ai lu à 12 ans et qui est un roman graphique. C’est une grande histoire, j’ai aimé passionnément Tomoko et Hiroshi. J’ai aussi eu la crainte de devenir comme le père de ce dernier. Ce roman a soulevé plusieurs interrogations chez moi : « Qu’est-ce que c’est que d’abandonner sa famille ? Qu’est-ce que c’est qu’un homme qui fuit ? Qu’est-ce que c’est que le courage ? ». Si ce n’est pas de la littérature, je ne sais pas ce que c’est.
Quels sont les autres textes et auteurs qui vous ont permis de vous construire intellectuellement et humainement ?
Benjamin de Laforcade : Il y a Mohamed Mbougar Sarr et Felwine Sarr, deux auteurs que j’ai récemment lus. J’ai été très impressionné par leurs écrits. J’ai aimé la très grande douceur qui se dégage des textes de Felwine Sarr et la force de son écriture. C’est vraiment un horizon qu’il offre aux lecteurs. Chez Mohamed Mbougar Sarr, d’une part, j’ai apprécié la structure et la grande précision de ses textes. C’est quelque chose de difficile à réaliser en littérature. Ce sont des auteurs qui, il me semble, prennent la langue pour ce qu’elle est. Ils ne la mettent pas sur un piédestal, mais s’en servent comme matière. Le peintre de mon roman a une relation semblable avec la peinture, il est conscient du fait que celle-ci n’a pas de valeur en soi. Pourtant, il ne va pas la cacher, il laisse visible la texture de la couleur et les rifs du pinceau. Et j’aime bien cette idée que la langue est par définition insuffisante. Si la langue était suffisante, il n’y aurait pas de littérature. C’est l’impossibilité de dire qui justifie le fait d’écrire. C’est précisément parce que la langue est insuffisante, qu’elle est traîtresse, qu’elle est politique, qu’il y a une littérature. Mohamed Bougarr Sarr a une langue forte, très maîtrisée, artisanale : il la prend pour ce qu’elle est et en fait quelque chose de précis et de beau.
Du côté des classiques, j’ai beaucoup aimé lire les tragédies, particulièrement celles de Racine. Et tous les personnages que j’ai écrits ont quelque chose d’Antigone. Celle de Jean Anouilh m’a frappé quand je l’ai étudiée en troisième. Elle est la parfaite définition de l’héroïne. C’est un personnage courageux, une figure qui dépasse l’âge adulte. Il y a beaucoup d’enfants dans mes textes. J’essaye toujours de faire d’eux des sujets et non des objets, en partie grâce à Antigone. Antigone est plus sage que ceux qui sont sages. Elle est plus sage que son oncle, plus sage que le roi. Elle est subversive parce qu’elle renverse les valeurs : d’un coup, les sages deviennent les fous et les fous deviennent des sages. Ce qu’on décrit comme l’ordre n’est rien d’autre qu’un chaos. Du côté des auteurs américains, Salinger a été très important pour moi. C’est un auteur qui pense que l’effet compte plus que la méthode. Ça, c’est un principe très important dans l’illusionnisme. Avec Salinger, tous les coups sont permis. Quand vous finissez de lire son recueil de neuf nouvelles, notamment « Pour Esmé, avec amour et abjection » vous savez que vous avez lu quelque chose de très fort, une histoire qui va résonner longtemps en vous sans que vous ne sachiez très bien pourquoi et sans que vous ne soyez tellement sûr d’avoir vraiment compris de quoi il s’agissait.
Enfin, je dois aussi citer Édouard Louis, la force et le courage qui se dégagent de chacun de ses textes. Avec Geoffroy de Lagasnerie, ils incarnent un renouveau de la pensée et de la littérature. Je suis à peu près certain qu’on les lira dans cent ans, et Changer : méthode m’a bouleversé.
Pour en revenir à la tragédie, qu’est-ce qui vous plaît tant dans ce genre ?
Benjamin de Laforcade : Ce qui me plaît dans La tragédie, c’est cette idée qu’il y a des histoires éternelles, qu’elles peuvent être repeuplées un nombre infini de fois sans jamais provoquer de lassitude. C’est-à-dire que l’histoire d’Andromaque, c’est l’histoire parfaite. Si Andromaque était le seul texte restant, ce ne serait pas si grave que ça. On pourrait en écrire des millions de versions. On pourrait simplement raconter l’histoire de cette femme, du sacrifice de son fils, de sa rancœur. Ça suffirait.
Quelles sont vos autres influences artistiques ?
Benjamin de Laforcade : En peinture, je dois citer la période de la Sécession Viennoise. La relation entre Egon Schiele et Gustav Klimt est une autre genèse de mon premier roman. Il y a Gerhard Richter ensuite, l’extrême versatilité de son travail a participé à affiner ma compréhension de l’image en tant que concept à part entière. Une rétrospective lui est consacrée à la Neue Nationalgalerie jusqu’en 2026, c’est une grande chance pour les Berlinois.
En littérature, je pourrais parler de Umberto Eco, qui incarne pour moi la dimension artisanale du roman. Un objet conçu et fabriqué par la technique, le produit d’un savoir-faire plus que d’une inspiration, d’une grâce un peu magique à laquelle je ne crois pas.
Comment avez-vous conçu vos personnages ?
Benjamin de Laforcade : De façon assez littérale, je me suis inspiré de grands peintres pour le personnage d’Andreas Mauser. Gerhard Richter et Anselm Kiefer, Gustav Klimt et Pablo Picasso. J’ai beaucoup lu, j’ai visité plusieurs musées à Hambourg, Dresde, Leipzig et Berlin avec la volonté de composer la vie fictive d’un très grand artiste. J’ai dressé une frise chronologique de l’existence d’Andreas Mauser, les éléments marquants de sa vie, le contenu de chacune de ses expositions importantes, les courants qui ont traversé son travail… très peu de ces choses apparaissent dans le roman, mais je me suis appuyé sur ces faux documents pour intégrer mon personnage au récit.
Ezra Zimmermann, lui, est un jeune peintre, j’ai bien sûr pensé à Egon Schiele quand il s’est agi de le mettre en scène. J’avais à l’esprit un garçon sûr de lui, d’une jeunesse et d’un talent arrogant, un loup magnifique et affamé, impatient de faire ses preuves. Et puis j’ai écrit cette scène où il quitte sa mère et il m’est apparu qu’il n’était pas tout à fait le garçon que je croyais.
Mes personnages sont d’abord imaginés puis esquissés, composés et enfin mis en scène. Mais, à force d’être écrits, ils prennent une existence propre et un chemin qui m’échappe. Il ne s’agit plus pour moi de faire des choix et d’orienter leurs actions, mais de comprendre leur trajectoire et d’écrire leur vérité. Très souvent, à la relecture, je me suis surpris à me dire : « Ezra n’aurait jamais fait ça ». C’est certainement pour cette raison que les personnages que l’on écrit continuent à peupler notre vie longtemps après avoir posé le point final.
Quelle place occupe la forme dans votre travail littéraire ?
Benjamin de Laforcade : Une place importante. Elle est indissociable du fond, l’un et l’autre s’entremêlent et je ne suis pas certain de distinguer la frontière entre les deux. Il n’y a pas ce que l’on dit et la façon dont on le dit. Il y a une phrase, c’est-à-dire une série de mots desquels s’échappent un rythme, une texture et un son, et puis l’effet que produit cet ensemble. Une phrase qui sonne mal ne dit pas ce qu’elle a à dire, elle échoue à le faire. Et une phrase bien balancée peut ne rien dire du tout.
Un conseil à ceux et celles qui ont envie de se lancer en littérature ?
Benjamin de Laforcade : Pas de conseil. Ne pas écouter les conseils. Se méfier des donneurs de conseils.
Un dernier mot sur la littérature ? Que peut-elle ?
Benjamin de Laforcade : Il ne faut pas croire tout ce que l’on dit sur la littérature. Dire qu’elle est un besoin, une urgence ou un état de grâce, c’est placer des barrières pour décourager les nouveaux venus et ne pas être trop nombreux à la table. La littérature est une activité qui consiste à fixer la langue, à travailler un matériau riche mais sans noblesse, intrinsèquement imparfait. Elle est un moyen, jamais une fin. Suivant qui la pratique, elle peut être dangereuse ou salvatrice. La plupart du temps, elle ne sert pas à grand-chose.