Mareike Wolf-Fédida, éditrice : « Éditer, c’est aussi un engagement, une responsabilité et une prise de position »

Mareike Wolf-Fédida © DR

Fondée en 2005 après le décès de l’éminent psychanalyste Pierre Fédida, MJW Fédition est un projet de vie, une aventure familiale qui perdure grâce à l’engagement et l’opiniâtreté de l’universitaire Mareike Wolf-Fédida, son épouse, et de leurs enfants. Entretien avec une figure inspirante de l’édition.

Comment avez-vous découvert la littérature française ?

Mareike Wolf-Fédida : J’ai passé ma scolarité en Allemagne. Je n’ai donc pas eu l’initiation classique à la littérature française qu’ont les enfants au collège, ici. Cependant, dans la petite bibliothèque familiale, j’ai trouvé Maupassant, Camus et Françoise Sagan. J’avais 12 ans.

Quels souvenirs conservez-vous de ces premières lectures ?

Mareike Wolf-Fédida : Mes premières lectures de 12 à 13 ans ont été déterminantes. J’ai été impressionnée par Les élixirs du diable de Ernst Theodor Amadeus Hoffmann et L’étranger de Camus. Celles-ci m’ont appris d’autres modes de perception et une idée de ce qui est psychique. C’est après ces lectures que je me suis tournée vers la psychologie et la psychanalyse, à partir de 14 ans. Mon argent de poche servait alors à constituer ma bibliothèque personnelle, ce que mon entourage trouvait inhabituel. Mais j’adorais le livre comme objet et j’en confectionnais pour mes poupées. Comme mes lectures à l’adolescence m’ont aidé à bien traverser cette période et à obtenir une très bonne scolarité, j’ai commencé à gagner mon indépendance au sein de ma famille.

Comment êtes-vous devenu éditrice de livres ?

Mareike Wolf-Fédida : Le décès de mon mari, Pierre Fédida (grand psychanalyste et professeur d’université) survenu fin 2002, a laissé un grand vide pour nos trois enfants et moi. Il avait beaucoup d’étudiants, collègues et amis en France et dans le monde qui se sont sentis également orphelins de lui. Étant moi-même professeur des universités à Paris Diderot, auteur et familière avec l’édition, je me rappelle avoir souvent été consultée pour ses textes. Le temps de sortir de la succession et de recevoir les droits d’auteur de Pierre Fédida, je me suis mise d’accord avec mes enfants pour créer ce projet qui aurait fait très plaisir à leur père : une maison d’édition. Chacun de nous quatre, mes enfants et moi, avons pris un rôle dans ce travail bénévole, au départ. C’est donc à la fois un projet de résilience par rapport au deuil et une activité de loisirs en famille qui dure depuis 20 ans. Le nom de MJW Fédition a été composé avec les initiales des trois prénoms de mes enfants (Willfried, Michel-Angelo, Jérôme) et le début de notre nom de famille Fédida.

Comment vos débuts se sont-ils déroulés ?

Mareike Wolf-Fédida : Les débuts ont été enchantés, nous avons été félicités. J’étais fière, comme sur un nuage, mais dans l’inconscience complète des enjeux. Un peu comme dans une histoire d’amour.

Avez-vous été sujette à des difficultés ou alors avez-vous bénéficié de quelques soutiens ?

Mareike Wolf-Fédida : Oui, l’une des difficultés a été d’admettre que l’édition inclut différents métiers dont je n’avais absolument pas les compétences comme l’économie du livre, la diffusion et la comptabilité. Les difficultés ont été vite résolues et j’ai trouvé de bons collaborateurs pour la suite. Par exemple, pour dénicher l’imprimeur qui nous convenait le mieux, car au départ, j’ai eu certains déboires avec quelques imprimeurs et cela aurait pu être néfaste si je ne l’avais pas compris à temps… MJW Fédition est une maison d’édition régionale, implantée en Normandie, à l’époque la Basse-Normandie. Pendant une dizaine d’années, MJW Fédition a reçu toutes sortes d’aides : participation gratuite aux salons consacrés aux livres, formations professionnelles, subventions dédiées au développement de notre site internet, à la traduction d’ouvrages, à l’acquisition des droits, aux frais d’impression. Grâce aux aides, nous avons même pu participer à La foire de Francfort. L’aide des régions est vraiment précieuse et indispensable pour les éditeurs qui se lancent et nous sommes tout à fait reconnaissants au CRL.

Éditer, c’est aussi un engagement, une responsabilité et une prise de position. Il y a beaucoup à dire sur le choix des collections, le choix des livres édités, le choix des livres rendus accessibles au lectorat français grâce à la traduction.

Mareike Wolf-Fédida

Au sein de MJW Fédition, la maison d’édition que vous avez créée en 2005 après le décès de votre époux, vous éditez à la fois des livres de littérature et de sciences humaines et sociales. Quelle en est la raison ?

Mareike Wolf-Fédida : Comme je n’ai pas de formation littéraire et que je consacre plutôt mon temps de lecture au domaine scientifique, je ne me rends pas bien compte de la raison pour laquelle nous devrions nous cloisonner. L’idée initiale était d’accompagner un livre de psychologie par un roman pour rendre la psychologie plus accessible aux lecteurs curieux. Il faut imaginer que j’ai débuté l’édition en rase campagne, en Normandie, et le lectorat m’a suivi gentiment. Pour cela, il fallait vraiment travailler le côté « grand public » et rester accessible. Assez rapidement, je me suis rendu compte que le propre de la littérature, c’était de raconter la vie et que mon concept était un peu léger. Fort heureusement, de nombreux auteurs sont venus vers notre maison d’édition. Ainsi, on s’est également retrouvé avec une collection sur l’opéra et une collection d’ethnologie. Deux auteures (nos auteures n’aiment pas beaucoup le terme autrice.) ont écrit des témoignages relatifs aux abus sexuels dont elles avaient été victimes durant leur enfance (Anne Ramier, Le cadeau, et S. Paris, Chois). Ces livres ont des passerelles avec Viol et identité de Philippe Bessoles, un autre livre publié chez MJW Fédition.

Mes enfants ont amené des auteurs comme H. Henrotte qui a publié Le photojournalisme peut-il sauver la presse ?, Michel-Angelo Fédida, mon fils, est quant à lui l’auteur d’un livre sur la musique, Manchester, l’éveil d’une scène musicale.

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Joseph Farnel, auteur d’un roman édité chez MJW Fédition, s’est laissé convaincre de raconter sa vie professionnelle, et a publié un superbe livre de rétrospective de la mode. Dans le livre de Marion Dessaules, Le nom des fous, figure la lettre ouverte que M. Guyader, psychiatre, avait écrit sur Internet en réaction à l’intervention de N. Sarkozy, président à l’époque, qui avait déclaré la dangerosité des patients psychotiques. L’auteure a voulu que cette lettre figure dans son livre. J’ai contacté M. Guyader, qui a été d’accord. Plus tard, je l’ai sollicité pour écrire sur son expérience de psychiatre, mais il ne voulait rien entendre. Il venait d’avoir sa retraite et souhaitait se consacrer à la peinture. Quelques années après, le voilà auteur de trois livres édités chez MJW Fédition où le récit sur la psychiatrie est accompagné d’images de ses propres tableaux et de celui d’autres artistes. Son dernier ouvrage est d’ailleurs consacré à une psychanalyste et artiste ayant vécu avec un autre artiste (Les peupliers et les œufs blancs, Vagabondages : Itinéraire buissonnier d’un psychiatre de secteur et Suzanne Hommel : une vie de désir).

Afin de représenter la diversité de notre lectorat, nous avons décidé d’ouvrir une collection dédiée à la communauté LGBTQIA+ dans laquelle figure pour le moment le seul ouvrage d’Anne Coudreuse, Comme avec une femme. Il a notamment connu un certain succès dans les librairies spécialisées, mais ce roman plaît aussi à d’autres publics. Je me souviens encore du baisemain que j’ai reçu au Salon du livre de Paris de la part d’un lecteur qui m’a confié : « Merci d’avoir publié un livre où on comprend, enfin, quelque chose à la sexualité des femmes ».

Éditer, c’est aussi un engagement, une responsabilité et une prise de position. Il y a beaucoup à dire sur le choix des collections, le choix des livres édités, le choix des livres rendus accessibles au lectorat français grâce à la traduction.

Quelles sont les autres tâches inhérentes à votre fonction d’éditrice ?

Mareike Wolf-Fédida : Comme je l’ai évoqué auparavant, nous avons externalisé tout ce qui dépasse nos compétences (impression, PAO, comptabilité). Chacun de mes trois fils a pris une responsabilité (audio-visuel, réseaux sociaux, marketing, gestion…). Quant à moi, c’est tout le reste. Donc, les contacts avec les auteurs, les dédicaces, la préparation des salons dédiés aux livres, les compilations de textes en plusieurs volumes, la conception artistique de l’ouvrage avec notre équipe et l’auteur, toutes ces tâches-là m’incombent. En général, je fais toujours perfectionner et retravailler l’ouvrage par l’auteur pour l’améliorer. D’abord, les auteurs sont un peu surpris, mais en tant que professeur des universités, j’ai l’habitude avec les thèses de doctorat. Il est important de toujours établir une relation de confiance avec les auteurs afin de garantir la qualité scientifique et éditoriale de leur livre. Par exemple, faut-il choisir un pseudonyme ou non, tout cela mérite discussion.

Quel est le circuit de diffusion des ouvrages édités chez MJW Fédition ?

Mareike Wolf-Fédida : Une partie de la diffusion/distribution est assurée depuis toujours par Soleils dont nous sommes ravis. Ensuite, il y a les diffusions réalisées grâce aux participations aux salons du livre en France et à l’international, aux dépôts de livres chez des libraires, aux dédicaces des auteurs, aux stands de livres que nous installons lors de colloques ou congrès. Il y a aussi des envois de livres à la demande. Tous les livres sont également disponibles sous format e-book sur le site de MJW Fédition.

Les lectorats français et francophone sont-ils curieux des ouvrages édités chez MJW Fédition ?

Mareike Wolf-Fédida : Oui, je peux en témoigner puisque j’amène les ouvrages de MJW Fédition partout où je donne des conférences, notamment au Brésil, au Liban, en Chine et dans de nombreux pays d’Europe, bien sûr. Le format e-book aide permet aussi de répondre rapidement à la curiosité des lecteurs.

Qu’en est-il de la presse ?

Mareike Wolf-Fédida : La première quinzaine d’années, nous avons annoncé dans la presse locale, la presse spécialisée et à la radio tous les évènements en lien avec notre maison d’édition. Par exemple, il y a eu des encarts publicitaires dans CarnetPsy, Sciences Humaines ou des recensions de livres. Depuis quelques années, nous développons notre communication sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, beaucoup d’informations se relayent ainsi, ce qui permet d’optimiser nos relations presse.

Certaines couvertures de livres édités chez MJW Fédition sont illustrées par moi-même ou par des membres de ma famille. Vous trouverez donc sur le roman d’Anne Coudreuse ma version en aquarelle de « Luxe, calme et volupté » de Matisse, qui l’a peinte à l’huile avec la technique du divisionnisme.

Mareike Wolf-Fédida

Quel est le nombre de livres édités annuellement chez MJW Fédition ?

Mareike Wolf-Fédida : Cela varie entre 12 et 20 livres par an. Il est vrai que l’épisode du COVID, le confinement et l’annulation des salons de livres a sérieusement coupé court à la croissance de MJW Fédition. Actuellement, comme chez beaucoup d’éditeurs, MJW Fédition croule sous une avalanche de propositions de manuscrits, écrits ou préparés pendant le confinement. Ce qui nécessite de revoir nos critères de publication pour nous concentrer sur les domaines dans lesquels nous nous sommes spécialisés afin d’éviter l’éparpillement. Nous sommes donc contraints de refuser des manuscrits à notre grand regret s’ils ne correspondent pas à la ligne éditoriale actuelle bien que celle-ci puisse évoluer à l’avenir.

Les couvertures des livres édités chez MJW Fédition sont souvent illustrées avec des reproductions de chef-d’œuvre. Quelle en est la raison ?

Mareike Wolf-Fédida : Effectivement, c’est un aspect important pour l’identité des livres de notre maison d’édition. Chaque artiste, chercheur ou écrivain effectue une recherche pour la couverture de son œuvre. Moi-même, je peins et suis issue d’une famille de femmes peintres. Certaines couvertures de livres édités chez MJW Fédition sont illustrées par moi-même ou par des membres de ma famille. Vous trouverez donc sur le roman d’Anne Coudreuse ma version en aquarelle de « Luxe, calme et volupté » de Matisse, qui l’a peinte à l’huile avec la technique du divisionnisme. J’en ai peint une autre version avec des hommes qui attendra le bon manuscrit, si cette illustration convient à l’auteur.

Le recours aux reproductions d’œuvres d’artistes renommés nécessite-t-il quelque rémunération aux ayants-droits ?

Mareike Wolf-Fédida : Oui, bien sûr, cela n’est pas un problème, tout travail mérite rémunération. Souvent l’auteur amène aussi un artiste ami qui propose ses services. Cela se fait dans la bonne entente.

Quelle est votre définition personnelle de la littérature ?

Mareike Wolf-Fédida : Comme je n’ai pas de formation littéraire, ma définition de la littérature est vraiment très personnelle. Dès que l’écrit embarque le lecteur et qu’il ne lâche plus le livre, c’est de la littérature. En lisant un livre de littérature, il faut avoir l’impression que l’auteur vous prend par la main et qu’il vous invite à une promenade pour découvrir son monde. Souvent, c’est le cas lorsqu’on lit le vécu de quelqu’un qui a le courage de se livrer, d’inviter le lecteur à partager son expérience avec lui.

Existe-t-il un lien entre la littérature et la psychanalyse ?

Mareike Wolf-Fédida : Oui, bien sûr, puisque l’une m’a naturellement amené à l’autre. Freud lui-même s’est inspiré de la littérature pour certains de ces écrits. Il s’est inspiré notamment de E.T.A. Hoffmann pour le concept de l’inquiétante étrangeté. On trouve chez Freud de nombreuses notes en bas de page qui renvoient à la littérature. Quand il a développé le mécanisme de la paranoïa, il s’est servi de l’autobiographie du Président Schreber. Son texte sur la Gradiva s’appuie explicitement sur le roman de Jensen, Gradiva, fantaisie pompéienne. Autrement dit, certains œuvres littéraires sont comme de la psychanalyse appliquée.

Il existe de nombreuses références croisées comme Freud qui se réfère à Léonardo da Vinci ou à Michel-Ange. Dali se réfère à Freud dans son symbolisme, Magritte aussi.

Mareike Wolf-Fédida

Quelles sont les plus belles œuvres littéraires marquées par la psychanalyse ?

Mareike Wolf-Fédida : Il y a des œuvres qui sont devenues encore plus belles après qu’elles aient été lues et étudiées par des psychanalystes. Ce sont des œuvres antérieures à l’apparition de la psychanalyse, mais qui prennent leur sens aujourd’hui à la lumière de celle-ci (Hamlet de W. Shakespeare pour le rapport au père, Faust de Goethe pour le rapport à la femme). Proust a partagé les mêmes lectures que Freud, notamment les travaux de Bergson sur l’intentionnalité et cela se retrouve dans À la recherche du temps perdu. J’aime beaucoup Breton et tous les auteurs surréalistes qui se sont inspirés de la psychanalyse. Avec la psychanalyse, l’écriture du cas clinique a été introduite en littérature et le concept d’analyse a encouragé davantage la tenue d’un journal intime.

Quelles sont les plus belles œuvres picturales marquées par la psychanalyse ?

Mareike Wolf-Fédida : Il existe de nombreuses références croisées comme Freud qui se réfère à Léonardo da Vinci ou à Michel-Ange. Dali se réfère à Freud dans son symbolisme, Magritte aussi. C’est pareil pour Hitchcock dans le cinéma… Un tableau raconte toujours une histoire à celui qui le regarde avec contemplation. En psychologie, il existe même un test, le TAT, qui applique l’association par rapport à l’image pour un diagnostic psychologique. On navigue constamment entre les arts dont fait partie la littérature et la psychanalyse. L’art-thérapie est un courant du soin avec des ateliers d’écriture ou de la poésie, entre autres.

Quels sont les textes, autrices et auteurs que vous aimez ? Vous ont-ils permis de vous construire ?

Mareike Wolf-Fédida : Tout d’abord ce sont celles et ceux que nous publions chez MJW Fédition. Comme l’aventure dure depuis vingt ans, cela finit par participer à ma propre construction. Actuellement, je termine mon propre livre et mes lectures naviguent entre des classiques en linguistiques, des textes sur l’intelligence artificielle, la transidentité, les discours, les biographies de femmes journalistes ou d’auteures d’ouvrages dédiées aux enfants… Il y a un va-et-vient constant dans mes lectures. J’ai plusieurs grosses piles de livres autour de mon lit, que je prête et donne souvent. La lecture est une activité constante et vivante pour moi.

Avez-vous d’autres projets en perspective pour MJW Fédition ?

Mareike Wolf-Fédida : Oui, la participation au Festival du Livre Paris au Grand Palais rénové sur un petit stand qui sera situé sur un balcon. Puis poursuivre la conception et la publication des Œuvres complètes de Pierre Fédida (14 tomes) et d’Arthur Tatossian (11 tomes) qui recoupent ainsi toute l’histoire de la psychanalyse et de la psychiatrie depuis 1960 en France et à l’international car les deux chercheurs et cliniciens ont été très actifs. Il y aura mon propre livre sur l’analyse du discours avec mon test des directions de sens qui permettra aussi d’avoir un autre regard sur les productions de l’intelligence artificielle. Enfin, il y aura l’édition de plusieurs livres sur des sujets importants : la question de la sexualité assistée auprès des personnes en situation de handicaps psychiques, les femmes allemandes déportées en Sibérie, la demande d’euthanasie ou du suicide assisté des personnes âgées.

Un dernier mot sur la littérature ? Que peut-elle ?

Mareike Wolf-Fédida : Tout. Elle est toute puissante. Le fait simplement de parler à quelqu’un d’un sujet qui va intéresser tout le monde ou de savoir faire vibrer une vérité intérieure sont pour moi très forts. Certaines lectures vous donnent l’impression de vous avoir ouvert les yeux, de vous avoir vraiment apporter quelque chose. La littérature crée aussi de l’empathie pour mieux comprendre l’autre dans ses appels à l’aide, notamment lorsqu’il fait face à l’injustice.