Sylvie Braibant, écrivaine : « Tout doit se conjuguer pour empêcher l’effacement de la mémoire de la Shoah »

Sylvie Braibant © DR

Quatre-vingts ans après la libération des camps de concentration et d’extermination nazis, la revue Hans & Sándor a décidé de se joindre aux commémorations nationales et internationales, en s’entretenant avec Sylvie Braibant. Journaliste et écrivaine, Sylvie Braibant a publié en 2022 Les Dissemblables, un ouvrage puissant dans lequel elle aborde notamment l’histoire de sa parentèle chambardée par les lois et déportations antisémites durant la Deuxième Guerre Mondiale. Entretien.

Journaliste et écrivaine, vous êtes issue d’une parentèle chambardée par les lois et déportations antisémites : des événements tragiques que vous avez souvent abordé dans vos textes, notamment dans Les dissemblables. Comment est née, chez vous, la nécessité d’écrire sur celles et ceux qui ont été confrontés à ces crimes génocidaires ?

Sylvie Braibant : Des historiens comme Annette Wieviorka ou encore Tal Bruttmann remarquent qu’un jour, il faudra faire écrire, « l’histoire du silence » qui est aussi celle du génocide des Juifs et des Tsiganes par les nazis. C’est sûrement pour sortir de ce silence dans lequel j’ai grandi que j’ai éprouvé la nécessité de me confronter par les mots, écrits, à ce récit non-dit dans lequel j’ai grandi, autant du côté paternel que maternel. Même si les risques étaient plus grands du côté de la famille de Michla Gielman, ma mère, compte tenu de la précarité sociale qui était la sienne, celle des ouvriers Juifs venus de Pologne, chassés par l’antisémitisme et attirés par la possibilité d’une vie meilleure lorsque les pays européens attiraient des travailleurs pour se reconstruire après la Première Guerre Mondiale.
Ma famille paternelle, des Juifs d’Égypte de la haute société cairote, dont ma grand-mère venue en France dans les années vingt pour faire ses études, disposait de plus de ressources pour échapper aux persécutions.

Parmi ces personnes dont vous racontez le récit se situe Moïse Gielman, votre grand-père maternel raflé le 18 juillet 1942 à Paris puis assassiné à Auschwitz-Birkenau. Comment avez-vous découvert puis reconstitué l’histoire de cet aïeul ?

Sylvie Braibant : Jusqu’à mes 19 ans, je croyais que Moïse était mort dans un accident du travail en tombant d’une échelle, à la fin des années 1930. C’était tout de même bizarre puisqu’il était ouvrier casquettier, j’avais un peu de mal à visualiser cet accident compte tenu de sa profession. Avait-il dû grimper sur un escabeau pour aller chercher un coupon de tissu ? C’était ce que racontait Michla. Elle avait aussi tenté d’empêcher mon départ à Cracovie en Pologne en 1972, à l’occasion d’un échange scolaire organisé par notre professeure d’histoire du Lycée Fénelon en classe de seconde. Et lorsqu’au cours de ces trois semaines, on nous a emmenées « visiter » les camps d’Auschwitz Birkenau, je n’étais pas capable de relier cette histoire à celle de Michla.

Quelques mois avant sa mort, lors d’une visite à ma grand-mère Sara Gielman que j’adorais, il y a eu un incident. A peine assise devant elle, elle a crié (dans son mauvais français exprimé avec son adorable accent yiddsih) : « tu vas finir comme ton grand-père, parce que tu fumes ». Elle avait senti l’odeur de la cigarette sur ma veste en m’engloutissant dans ses bras comme à chaque fois. Un court instant, j’ai imaginé Moïse en haut de son échelle en train d’allumer une cigarette, ce qui l’aurait déstabilisé et donc fait basculer. Mais cette fois, j’ai été ébranlée alors j’ai demandé « comment ça ? ». Et Sara m’a raconté une autre histoire, une fable encore : alors qu’elle-même et Michla (les deux fils Jehuda et Shawa se trouvaient déjà à Échirolles en Isère) avaient été prévenues la veille au soir de l’imminence de la rafle du 16 juillet 1942 par un collègue de Michla, fils de policier, Moïse aurait refusé de partir « parce que on ne ferait pas de mal à un bon ouvrier comme lui ». Il resterait bien caché dans leur logement de 10 m², prévenait-il. Sara avait laissé plein de victuailles sous le lit, où il devait donc rester invisible, mais elle avait oublié les cigarettes. Dépendant comme il l’était, disait-elle encore, il n’a pas résisté et il est descendu pour en chercher, voilà pourquoi il a été pris, enfermé à Drancy, déporté à Auschwitz où il a été tué à son arrivée, le 1er août 1942. Je n’ai pas posé d’autres questions.


Quelques années plus tard Michla m’a intimé de lire Un secret, roman de Philippe Grimbert, autour des mensonges qui ont entouré la déportation et l’assassinat de la première femme du père et du premier fils du narrateur. Cela a été un déclic, et j’ai couru demander à ma mère ce qu’il en était réellement de Moïse, mais elle a refusé de répondre, encore une fois, le visage fermé. J’ai demandé à mon père Guy Braibant ce qu’il en savait, et il m’a répondu : « il n’a pas été prévenu parce qu’il était chez sa maîtresse ».
Ce qui était incroyable avec ces versions différentes, c’est qu’ainsi la faute de la propre déportation de Moïse lui incombait en grande partie, due à son immoralité, et que ni la police vichyste, ni les nazis n’étaient directement incriminés.
Lorsque je me suis lancée dans Les Dissemblables, des archivistes m’ont beaucoup aidée et rapidement, j’ai reçu le dossier de déportation de Moïse. Et puis je suis partie à Varsovie, où d’autres archivistes formidables m’ont permis de découvrir que quatre frères et sœurs de Moïse avaient été déportés et assassinés avec leurs familles. Les parents, les six frères et sœurs de Sara, leurs enfants ont, eux, été mis à mort dans le ghetto de Varsovie.

Et puis il y a eu cet autre épisode enterré par le silence que je raconte dans mon livre, et qui est peut-être pour moi le plus terrible, celui du suicide collectif à Paris de la petite sœur de Moïse, de son mari et de leurs trois enfants, pour ne pas être emportés par les rafles de juillet 1942. Moïse et sa sœur étaient membres du Bund, une organisation révolutionnaire juive, et le Bund avait donné comme mot d’ordre de se tuer plutôt que de se laisser arrêter pour finir dans les camps de la mort. Ils habitaient à quelques mètres de Moïse, Sara, Michla, Yehuda et Shawa. Cette découverte a été pour moi la plus terrible de toutes. C’est à une journaliste turque venue l’interviewer que Michla en a fait le récit, parce que, emportée par l’échange en cours, elle avait oublié que j’étais là. J’ai trouvé le compte-rendu de ce suicide familial dans un journal anglais de juillet 1942.

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Seuls Sara, ma mère et ses frères, ainsi que Charles le jeune frère de Moïse, sa femme et leur fille Evelyne ont survécu. Je ne sais donc pas à quoi ressemblait Moïse. Mes seuls indices sont une photo de sa sœur Judka, sur un document d’identité, juste avant qu’elle soit déportée – depuis Opole-Lubelskie à l’Est de la Pologne où la famille vivait -, et la haute silhouette de son frère Charles dont le patronyme était Helman, parce qu’en alphabet russe, leur nom s’écrivait Гелман qui devenait Gielman en France et Helman en Allemagne. Charles, que j’ai connu enfant, avait comme Judka sur la photo, un visage mince et allongé, très brun, alors je pense que Moïse aussi.

80 ans après la libération des camps de concentration et d’extermination nazis, un sondage réalisé par l’organisation Conference on Jewish Material Claims Against Germany a révélé une méconnaissance des mots « Holocauste », « Shoah » et « camps de concentration » chez 22 % des français. Un chiffre qui atteint 46 % chez les jeunes français âgés de 18 à 29 ans. Comment analysez-vous ce phénomène ?

Sylvie Braibant : Le 27 janvier 2025, j’ai eu la très grande chance d’accompagner Annette Wieviorka au lycée Voltaire de Paris où elle était invitée dans le cadre des commémorations du 80ème anniversaire de la découverte des camps d’Auschwitz-Birkenau par les soldats de l’Armée rouge. Cela se passait dans le grand amphithéâtre du lycée, qui était plein à craquer. Un lycéen a posé cette question sur les sondages. Et j’ai trouvé extraordinaire la réponse d’Annette. Elle a renversé la proportion : « Cela veut donc dire que presque 80 % des Français et Françaises connaissent ces mots, une proportion bien plus importante aujourd’hui que dans les décennies précédentes où le silence occultait encore tout. Il faut bien entendu rester extrêmement vigilant, mais le silence n’est plus de mise. » Je fais mien cet optimisme.

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La littérature peut-elle remédier à ce phénomène ?

Sylvie Braibant : Les écrits (récits, romans, poèmes, articles, bandes dessinées), les films (fictions ou documentaires) les expositions, les témoignages tant qu’il y en a encore, les œuvres d’art, les noms de rue, tout doit se conjuguer pour empêcher l’effacement de la mémoire de la Shoah. Comme tout doit être fait pour ne pas oublier d’autres génocides, d’autres massacres, des vingtième et vingt-et-unième siècles. Et peut-être ainsi tenter d’en empêcher d’advenir…