Liliane Charrier : « La lecture n’est pas une découverte, mais un levier de mon univers »

Liliane Charrier © DR

Ode aux lecteurs (3/10)

La littérature occupe une place éminente dans le parcours de la journaliste et traductrice Liliane Charrier qui s’est instruite et construite à travers ses lectures. Dans ce troisième volet de la série consacrée aux lectrices et lecteurs, elle dévoile avec contentement son intérêt pour la bibliophagie, son goût prononcé pour les polars qui mêlent l’enquête policière à la grande histoire et aux vécus des personnages. Entretien.

Pour débuter, je vous demande une biographie. Quel est votre parcours ?

Liliane Charrier : Il est marqué par le voyage : un an dans une famille et un lycée en Californie à 17 ans ; deux ans à Hambourg, dans le nord de l’Allemagne à 23 ans ; une dizaine d’années d’allers et retours entre Istanbul et Paris dans les années 1990. Depuis, en famille ou avec des amis, ou seule, des échanges d’appartements un peu partout en Europe qui m’ont permis de séjourner longuement dans des villes qui ne sont pas des destinations touristiques évidentes au premier chef, comme Turin ou Utrecht et bien d’autres.

J’ai été formée à l’École supérieure des interprètes et traducteurs de Paris dans les années 1980, puis j’ai exercé en étant indépendante pendant près de vingt ans, avant que la solitude de la traductrice surchargée, seule à son bureau douze heures par jour ne commence à me peser. J’ai commencé à travailler ponctuellement à TV5MONDE, recrutée pour mes compétences linguistiques, puis j’y suis devenue journaliste en formation continue. Je le suis aujourd’hui encore, affectée au site Terriennes, dédié à la condition des femmes dans le monde.

Pourquoi lisez-vous ?

Liliane Charrier : Pour satisfaire une curiosité qui ne fait que s’aiguiser avec les années. Rien n’égale l’accessibilité et la souplesse de la lecture pour se nourrir l’esprit, mais aussi pour s’évader, s’apaiser et se poser.

Comment avez-vous découvert la lecture ?

Liliane Charrier : J’ai 62 ans, j’ai donc grandi à une époque, et dans un lieu, la grande banlieue parisienne, où les livres et la lecture étaient les seules « échappatoires ». Je dévorais les bibliothèques roses, vertes et tout ce qui me tombait sous la main. Pendant les trois mois de vacances d’été chez ma grand-mère, au fin fond de la Vendée, la lecture se résumait à la vie de sainte Thérèse de Lisieux en album graphique, l’édition 19 du Petit Larousse et le quotidien Ouest-France. Frustrations.

Aux Etats-Unis, j’ai lu les incontournables en anglais (Steinbeck, John Irving, Fitzgerald). En Allemagne, j’ai lu en allemand les classiques et les contemporains qui me permettaient de plonger dans cette société angoissée, complexe et complexée d’après-guerre (Joseph Roth, Arthur Schnitzler, Günter Wallraff…). La lecture n’est pas une découverte, mais un levier de mon univers. Aujourd’hui, par paresse, je ne lis guère que des traductions en français.

Quels souvenirs conservez-vous de vos premières lectures ?

Liliane Charrier : Déjà un réflexe « féministe » qui ne disait pas son nom : les héroïnes débrouillardes et audacieuses à la Fantômette me faisaient rêver alors que les petites filles modèles m’étaient étrangères et que le destin de sainte Thérèse me faisait peur.

Dans le cadre de mon travail, je lis des biographies de femmes, qui sont l’occasion de découvrir des destins étonnants et révélateurs de leur époque/culture comme celui de Belle Greene, jeune fille noire transfuge de classe aux Etats-Unis…

Liliane Charrier

Comment lisez-vous ?

Liliane Charrier : Sur papier uniquement, mais je n’ai rien contre les liseuses numériques, légères et retro-éclairées, ça peut être pratique en voyage. Le problème des livres numériques, c’est qu’ils sont plus difficiles à prêter/emprunter. Or une lecture, ça se partage. Je n’ai d’ailleurs aucun de mes livres préférés dans ma bibliothèque, je les ai tous fait tourner… Je lis tous les jours sans exception, ne serait-ce qu’une page avant de dormir, même fatiguée. C’est un rite. Sinon à n’importe quel moment, tout est une question de disponibilité.

De quelles façons choisissez-vous les livres que vous lisez ?

Liliane Charrier : Avec des amies, depuis des années, nous nous retrouvons une fois tous les deux mois environ pour échanger des livres. Une sorte de club de lecture informel, autour de quelques bouteilles et de bonnes choses à manger. J’en ai tiré beaucoup de mes découvertes. Leurs suggestions m’ont permis de sortir de ma « zone de confort » de lecture, même si je n’ai pas tout adoré. Sinon, le bouche à oreille. On m’en offre aussi pas mal. Quand un auteur ou une autrice me plaît, je vais acheter ou emprunter toutes ses autres œuvres. Il m’arrive très rarement de prendre un livre à l’aveuglette, sur sa bonne mine.

Avez-vous un genre de prédilection ?

Liliane Charrier : J’adore les polars, sous tous leurs avatars. Les nordiques ne se présentent plus, mais j’aime aussi les auteurs de l’Est, comme le Croate Jurica Pavicic, dont j’ai beaucoup aimé L’eau rouge, qui ramène le lecteur à la période de la chute du bloc de l’Est. L’enquête policière est liée aux aléas de l’Histoire et à la manière dont les personnages les ont intimement vécus. C’est un polar « exotique », culturellement et historiquement, et c’est ce que je préfère.
J’aime beaucoup le Polonais Zygmunt Miłoszewski, dont Inavouable lie l’intrigue au passé nazi de la Pologne. Il a aussi écrit une série dont le héros récurrent, le procureur Teodore Szacki, nous fait évoluer dans la Pologne d’aujourd’hui au gré de ses mutations et de ses enquêtes.
Les polars sardes de Piergiorgio Pulixi proposent aussi des héros et héroïnes improbables dans une atmosphère fascinante, entre le glauque et le féérique.
En France, certains livres d’Olivier Norek révèlent des univers proches géographiquement, mais étrangers quand même : Entre-deux mondes, ou la série des enquêtes du capitaine Coste de la PJ du 93, qui s’inspirent de l’expérience de l’auteur, ancien lieutenant de police.

Dans le cadre de mon travail, je lis des biographies de femmes, qui sont l’occasion de découvrir des destins étonnants et révélateurs de leur époque/culture comme celui de Belle Greene, jeune fille noire transfuge de classe aux Etats-Unis ; Joséphine Pencalet, une ouvrière des usines de sardines devenue l’une des premières femmes élue municipale en France ou l’artiste Barbara Chase-Riboud, une artiste afro-américaine qui vit en France. Des gagnantes, audacieuses et entières, chacune à leur manière.

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La lecture a-t-elle eu un rôle majeur dans votre vie ?

Liliane Charrier : Je me suis construite et instruite à travers mes lectures. J’ai souvent vécu à l’étranger où, au début, je n’avais pas ma place et restais isolée, étourdie de nouveautés, puisque Internet n’existait pas et le téléphone était hors de prix. La lecture, comme la musique, me permettait de retrouver « mon » univers, une zone de confort dans un environnement où tout était nouveau, inconnu et qu’aucune de mes références ne me permettait encore de décrypter. C’est prouvé par les études : les personnes qui lisent beaucoup sont mieux à même de s’adapter dans un environnement étranger, car elles ont cette possibilité de se retrancher derrière les lignes, ce qui leur permet de ne pas perdre pied.
J’ai deux enfants adultes à qui j’ai toujours dit : « Pour les livres et les voyages, il n’y a pas de budget, c’est open bar. » Pour et avec eux, j’ai écumé les brocantes quand ils étaient petits pour les abreuver de lectures. Ainsi sont nées des passions pour l’histoire, entre autres… Ils lisent encore beaucoup.

Quelle est votre définition personnelle de la lecture ?

Liliane Charrier : Un compagnonnage, un centre de gravité, un facteur d’équilibre.
Une définition en creux : sans livre, je suis handicapée.

La lecture de Limonov d’Emmanuel Carrère, du Mage du Kremlin de Giuliano da Empoli et de Vladimir ou le vol arrêté de Marina Vlady peuvent éclairer sur la mentalité russe et ce que s’y passe actuellement.

Liliane Charrier

Quels sont les textes, auteurs et autrices que vous aimez ?

Liliane Charrier : J’aime particulièrement les textes dont la forme, aussi, captive, comme Certaines n’avaient jamais vu la mer de Julie Otsuka sur les Japonaises envoyées épouser des migrants en Californie au début du XXe siècle, jusqu’à l’internement des Nippo-Américains dans des camps au début de la Seconde Guerre mondiale, après Pearl Harbor. Des femmes jamais décisionnaires, toujours dans l’ombre, bientôt étrangères à leurs propres enfants. Une écriture hypnotique, un regard intime sur la migration, un focus sur un épisode peu connu de l’histoire des Etats-Unis.
Charlotte, de David Foenkinos, m’a captivée par son écriture poétiquement poignante pour raconter le destin d’une jeune artiste dans les années 1940, fauchée à 26 ans en déportation. Là encore, l’histoire et l’intime entremêlés.
Les Graciées de Kiran Millwood Hargrave, une jeune autrice britannique. Dans un village du Nord de la Norvège au XVIIe siècle, dont tous les hommes sont morts en mer lors d’une grosse tempête, les femmes reprennent leur vie en main, jusqu’à l’arrivée d’un homme de Dieu et de sa jeune épouse. Pas très sexy à priori, mais impossible de se détacher de cette histoire qui transporte, surprend et prend aux tripes, inspirée de faits historiques réels. C’est le premier livre de l’autrice qui, entre-temps, a publié La danse des damnées.

Quels sont vos derniers plaisirs lectoriels ?

Liliane Charrier : Perspective(s) de Laurent Binet. J’avais déjà aimé HHhH pour la lumière qu’il braque sur un acte de résistance, peu connu en France, pendant la Seconde Guerre mondiale, et aussi Civilizations, où l’auteur inverse le cours de l’histoire, mais en y intégrant les personnages historiques ayant vraiment existé : le vieux continent est colonisé par les Indiens après que les Européens aient été décimés par la variole. Dans Perspectives, l’auteur invite à un voyage dans le temps sous forme d’échanges épistolaires pour percer le mystère d’un meurtre au XVIe siècle à Florence, en Italie.

Les portes étroites de Simon François : un polar original et décalé. Personnages campés avec humour et tendresse, scènes hyper visuelles, univers noir et langage à la Audiard. C’est le premier livre de l’auteur qui, entre-temps, a publié La proie et la meute.

Quelle place accordez-vous à la langue d’écriture d’un auteur ou d’une autrice ?

Liliane Charrier : Lorsqu’on ne lit qu’en français de toute façon, c’est le traducteur qui est l’auteur du texte. Donc peu importe la langue d’origine si l’auteur/traducteur écrit bien, surtout s’il écrit mieux que l’auteur d’origine, ce qui arrive.
Si vous voulez parler du style, une histoire palpitante racontée dans un style plat tombe complètement à plat.

Avez-vous déjà envisagé d’écrire un livre ?

Liliane Charrier : Si j’avais suffisamment d’imagination, j’écrirais peut-être au lieu d’être bibliophage, et l’autofiction n’est pas mon truc.

Un dernier mot sur la lecture et la littérature ? Que peuvent-elles dans notre société ?

Liliane Charrier : Apporter du recul par rapport au quotidien, ouvrir des fenêtres sur l’extérieur, sur l’histoire, donner des clés de compréhension sur les événements d’actualité et « l’autre ». Par exemple, la lecture de Limonov d’Emmanuel Carrère, du Mage du Kremlin de Giuliano da Empoli et de Vladimir ou le vol arrêté de Marina Vlady peuvent éclairer sur la mentalité russe et ce que s’y passe actuellement. C’est une manière efficace de se forger une conscience.