Arnaud Lathière-Lavergne, lecteur : « La littérature est un fait esthétique. Sa seule puissance consiste à faire valoir l’immense diversité des sensibilités humaines »

Arnaud Lathière-Lavergne © DR

Ode aux lecteurs (2/10)

L’érudition du scénariste Arnaud Lathière-Lavergne est à la hauteur de son enthousiasme lorsqu’il parle de Baudelaire, de Deleuze, de Derrida et de Nietzsche dont les textes lui ont permis de mieux comprendre le monde, de l’envisager « de façon complexe et poétique ». Dans ce deuxième volet de la série consacrée aux lecteurs, il dévoile avec finesse son rapport à la lecture, notamment d’œuvres philosophiques ou relevant de l’autofiction. Entretien avec un fin lettré.

Pour débuter, je vous demande une biographie. Quel est votre parcours ?

Arnaud Lathière-Lavergne : J’ai grandi dans l’agglomération tourangelle. Enfant, j’ai rapidement manifesté de l’intérêt pour les arts populaires : la chanson, le cinéma, le roman. Après mon bac littéraire, et comme je ne savais pas quoi faire de ma peau, je me suis inscrit en fac d’arts à Poitiers, presque sur un coup de tête. Je dois dire que j’ai eu du nez, car ce fut une période de grand épanouissement intellectuel. J’y ai étudié le cinéma et le théâtre, et je me suis spécialisé dans le domaine de la théorie et de l’esthétique du cinéma contemporain. J’avais envisagé de poursuivre en thèse, mais le Covid est passé par là et j’ai eu envie d’essayer autre chose. J’ai donc pris le chemin de la région parisienne pour y suivre une formation de scénariste. Je développe plusieurs projets de fiction audiovisuelle depuis.

Pourquoi lisez-vous ?

Arnaud Lathiere-Lavergne : Je lis parce que cela me procure du plaisir. C’est mon unique moteur. Il fut un temps où je m’imposais de finir chaque livre que j’ouvrais, même lorsqu’il me glissait des mains. Aujourd’hui, je ne m’interdis plus rien. Si la lecture m’ennuie, je n’hésite pas à sauter des lignes, des pages, voire l’ouvrage entier. Il m’arrive toutefois de lire pour m’enquérir de la pensée d’autrui. Dans ces moments-là, je peux insister sur des livres dont la langue est parfois ingrate. Mais cette persévérance est motivée par la satisfaction, presque conquérante, de s’être emparé d’un texte laborieux. Je crois que c’est cela que je recherche dans la lecture : une forme de satisfaction.

Comment avez-vous découvert la lecture ?

Arnaud Lathière-Lavergne : Mes premiers souvenirs de lecteur me ramènent à l’école primaire, où nous avions étudié Mathilda. J’ai dévoré tous les romans de Roald Dahl par la suite. Mais c’est au lycée que je me suis vraiment passionné pour la littérature, grâce à la découverte d’Edgar Allan Poe et de Stephen King. Je ne saurais dire ce qui m’a poussé vers ces auteurs. J’avais cru comprendre qu’ils baignaient dans un univers morbide, et ça m’a séduit ; j’étais moi-même un peu emo en ce temps-là…

J’aime bien choisir mes lectures en fonction des goûts des auteurs et autrices que j’apprécie. Je trouve cela très enrichissant de lire les lectures d’autrui. De découvrir ce qui inspire ceux qui nous inspirent.

Arnaud Lathière-Lavergne

Quels souvenirs conservez-vous de vos premières lectures ?

Arnaud Lathière-Lavergne : Pour être tout à fait honnête, je n’en conserve aucun souvenir. De manière générale, je ne garde pas grand souvenir de ce que je lis. Je n’ai pas bonne mémoire ; aussitôt lu aussitôt oublié ! À moins qu’un livre m’ait réellement renversé, je dois annoter mes lectures pour en conserver une trace.

Comment lisez-vous ?

Arnaud Lathière-Lavergne : Je lis sur papier, toujours. Comme je n’ai jamais le temps de rien faire – comme tout le monde aujourd’hui –, je profite des « temps morts » de mon emploi du temps. Je lis dans les transports, dans l’attente d’un rendez-vous. Ou plus régulièrement dans mon lit, le soir, avant de dormir. Sinon, j’emporte toujours quelque chose à lire lorsque je me promène au parc ou en forêt. Mais je ne suis pas très assidu. Je peux laisser passer quinze jours sans rien lire, puis ne faire plus que ça les quinze jours suivants. Tout dépend de mon humeur, et de ma fatigue surtout.

De quelles façons choisissez-vous les livres que vous lisez ?

Arnaud Lathière-Lavergne : Du temps de ma scolarité, où l’enseignement des lettres se confond avec une mission patrimoniale, je ne lisais que des grands morts. Puis pendant mes études, je lisais utile : j’identifiais les références nécessaires à mes travaux de recherche et je m’en tenais là. Mes lectures étaient essentiellement théoriques ; je ne voyais plus l’intérêt des récits dont je ne gardais de toute façon aucun souvenir. J’ai finalement renoué avec la littérature fictionnelle car j’ai compris qu’il n’y a pas de réelle discontinuité entre l’écriture factuelle et subjective. Aujourd’hui, je m’efforce de rester attentif aux parutions récentes. J’alterne entre roman et essai, mais aussi entre classiques et ouvrages contemporains. J’aime bien choisir mes lectures en fonction des goûts des auteurs et autrices que j’apprécie. Je trouve cela très enrichissant de lire les lectures d’autrui. De découvrir ce qui inspire ceux qui nous inspirent.

Lire, c’est traduire, déchiffrer, découper. C’est tailler dans le texte, se l’approprier, lui donner une autre voix – la nôtre.

Arnaud Lathière-Lavergne

Avez-vous un genre de prédilection ?

Arnaud Lathière-Lavergne : Je n’ai pas vraiment de genre de prédilection, mais j’aime beaucoup l’autofiction. Précisément parce qu’elle brasse une matière qui se situe à la confluence du « documentaire » et de l’invention. Cela confère un effet de réel au récit, mais qui n’est qu’un effet, ce que je trouve particulièrement saisissant.

La lecture a-t-elle eu un rôle majeur dans votre formation intime, intellectuelle et politique ?

Arnaud Lathière-Lavergne : Disons que la lecture m’a donné les outils pour mettre des mots sur mes intuitions politiques. Des auteurs comme Deleuze ou Derrida m’ont appris à envisager le monde de façon complexe et poétique. Ayant beaucoup lu de théorie filmique par ailleurs, je dois dire que cette littérature a beaucoup affecté mon rapport esthétique au réel – ce qui n’est évidemment pas sans conséquences sur mes déterminations intellectuelles et politiques. C’est peut-être, et seulement peut-être, dans cette mesure que se dessinerait un lien entre le champ esthétique et le champ politique.

Quelle est votre définition personnelle de la lecture ?

Arnaud Lathière-Lavergne : Je m’en tiendrais à une définition élémentaire : la lecture, c’est l’action de lire. Cela peut paraître banal ainsi dit, mais il faut insister sur le mot action. Lire n’est pas une activité passive comme on se l’imagine parfois. Lire, c’est traduire, déchiffrer, découper. C’est tailler dans le texte, se l’approprier, lui donner une autre voix – la nôtre. Le corrompre en somme. La lecture, c’est un vol. Une contrebande. Le lecteur se tient toujours dans une position qui l’engage. J’ajouterais que la lecture est aussi un métabolisme, en ce sens qu’elle bouleverse notre chimie interne. Le lecteur est un corps, et ce corps chérit le calme, la patience, le temps mort ; autant de choses qu’une société productiviste ne saurait assimiler. C’est là que la lecture est la plus noble. Elle est une perte.

Quels sont les textes, auteurs et autrices que vous aimez ?

Arnaud Lathière-Lavergne : Lorsque j’éprouve de l’affection pour un texte ou des auteurs et autrices, cela tient généralement au fait que je sens que l’on partage une sensibilité commune. Lorsque j’ai découvert Baudelaire vers quinze ans, je n’ai pas tout de suite compris ce que son œuvre signifiait, mais je sentais bien que le bonhomme brassait là une matière humaine qui m’était franchement sympathique. Baudelaire, ça me parlait silencieusement. Ce n’est que plus tard que j’ai pu poser des mots sur les raisons de ce premier coup de foudre littéraire : le goût pour la mélancolie, pour le sublime, et l’idée – moralement douteuse, mais esthétiquement implacable –, d’après laquelle le vice vaut mille fois la vertu. Mais je n’ai pas eu besoin de formuler les raisons de cette affection pour relire Les Fleurs du mal à peu près une fois tous les trimestres. Ainsi en va-t-il chaque fois que je me prends d’affection pour un texte. Que ce soit Wilde, Lovecraft ou Duras, la première impression précède toujours la stimulation intellectuelle.

Quels sont vos derniers plaisirs lectoriels ?

Arnaud Lathière-Lavergne : Je me suis récemment replongé dans le Zarathoustra de Nietzsche, que j’ai beaucoup lu pendant mes années fac. Le philosophe est de mode en ce moment, et pas toujours pour les bonnes raisons. J’ai entendu nombre de pseudo-intellectuels proposer des lectures tordues sinon mensongères de l’ami moustachu. C’est là l’avantage d’une connaissance approfondie d’une œuvre : on peut en débusquer les demi-spécialistes. Ceci étant dit, je ne prétends pas être spécialiste de Nietzsche. C’est la raison pour laquelle je relis Zarathoustra, que je n’avais pas tout à fait saisi en première lecture. C’est toujours un plaisir de lire Nietzsche. Même lorsque sa pensée me paraît discutable, son écriture frappée m’emporte sur le champ.

Quelle place accordez-vous à la langue d’écriture d’un auteur ou d’une autrice ?

Arnaud Lathière-Lavergne : Si l’on peut rapprocher la langue d’écriture d’un auteur ou d’une autrice de la notion de « style », dans ce cas je dirais qu’elle est centrale. J’aime croire, comme beaucoup, que tout est question de style dans le domaine esthétique. C’est un peu la cruauté de l’art : les meilleurs ne sont pas les plus justes, mais ceux qui chantent le mieux. Il me semble qu’il n’y a pas que du verbe dans un texte. Il y a aussi une voix. La littérature, art du verbe par excellence, est peut-être en vérité un art de la voix, un art du chant avant toute autre chose. C’est un peu ce que je disais de Nietzsche à l’instant : je lui pardonne toutes ses approximations politiques aussi longtemps que sa plume me brûlera.

Lire, c’est s’enquérir du point de vue d’autrui, c’est élargir l’éventail de sa sensibilité.

Arnaud Lathière-Lavergne

Avez-vous déjà envisagé d’écrire un livre ?

Arnaud Lathière-Lavergne : J’ai tenté l’expérience lorsque j’étais au lycée, mais je crois que je n’avais pas la discipline requise pour aller jusqu’au bout. J’ai régulièrement des idées de récit qui me viennent en tête, mais j’ignore comment les formuler en des termes littéraires. Ça me paralyse sur le champ car, comme je le disais à l’instant, le style est central pour moi. C’est la raison pour laquelle je préfère la forme scénaristique. Le scénario est un document dont l’écriture est tellement contrainte que la question du style ne se pose pas. On peut se concentrer exclusivement sur la manière dont on va dérouler l’histoire. Aujourd’hui, ma pratique du scénario occupe tellement de mon temps que, même si je le souhaitais, je ne pourrais pas me lancer dans l’aventure d’un livre. Mais qui sait ? On dit qu’il en faut peu pour attraper la fièvre de l’écriture romanesque.

Un dernier mot sur la lecture et la littérature ? Que peuvent-elles dans notre société ?

Arnaud Lathière-Lavergne : Pas grand-chose, je le crains. Mais ça n’a pas d’importance. La littérature (et l’art en général) n’a pas pour mission de changer la société – d’autres domaines de l’action et de la connaissance y pourvoient très bien. La littérature est un fait esthétique. Sa seule puissance consiste à faire valoir l’immense diversité des sensibilités humaines. Lire, c’est s’enquérir du point de vue d’autrui, c’est élargir l’éventail de sa sensibilité. Oui, la littérature ne changera pas le monde, mais elle peut changer la vision qu’on s’en fait. Ça me suffit.