Thomas Dassance, éditeur : « Aujourd’hui, la bande dessinée a investi un peu tous les champs narratifs »

Thomas Dassance © DR

Fondée à l’initiative de Claire Miremont et Thomas Dassance, Ilatina, maison d’édition indépendante de bandes dessinées, dispose d’un catalogue magnifique qui permet au lectorat français de découvrir des œuvres patrimoniales et contemporaines d’autrices et d’auteurs sud-américains. C’est le cas notamment du brésilien Mario Cesar et de l’argentine Gato Fernández, deux auteurs qui dépeignent avec minutie les tabous et contradiction des sociétés brésilienne et argentine actuelles…

À l’occasion de la parution de plusieurs nouveaux titres dont le saisissant Comme une pierre du brésilien Luckas Ioanathan, Thomas Dassance, le cofondateur de Ilatina, a accordé un long entretien à la revue Hans & Sándor dans lequel il dévoile les spécificités de son métier d’éditeur indépendant. Entretien.

Pour débuter, je vous demande une biographie. Quel est votre parcours ?

Thomas Dassance : J’ai fait des études en Histoire-géographie qui m’ont amené à partir en Argentine en 1999 pour réaliser mon DEA basé sur l’histoire des migrations des basques et des béarnais. J’y suis finalement resté 23 ans et j’y ai surtout fait mes premières armes dans le métier d’éditeur et tout ce qui a à voir avec l’événementiel. En 2001, je sortais une première revue franco-argentine après avoir créé une association loi 1901 pour pouvoir publier de la BD argentine en France. Mais internet n’en était qu’à ses balbutiements et avec la distance, le projet était trop ambitieux. Alors je me suis centré sur la publication de BD en Argentine, puis, la traduction de BD argentine pour des éditeurs français, puis l’organisation d’expos, puis la création d’un Festival International de BD. Une chose en amenant l’autre de manière assez naturelle.

Comment êtes-vous devenu éditeur indépendant de bandes dessinées ?

Thomas Dassance : Je suis devenu éditeur un peu par hasard. En 1999, lorsque j’arrive en Argentine, le panorama éditorial est complètement dévasté par la crise économique latente. Il n’y a à ce moment-là plus aucun éditeur de BD (sauf un qui éditait seulement Mafalda) et pleins de jeunes auteurs bourrés de talents qui cherchaient autre chose que le fanzinat pour publier. C’est comme ça que je lance d’abord Ex Abrupto éditions, une association pensée pour donner un espace de publication aux jeunes auteurs argentins. Ne venant pas d’une formation en lien avec les métiers du livre, j’ai pu faire toutes les erreurs à ne pas faire, mettre les mains dans le cambouis et apprendre sur le tas. À l’époque, je ne pensais pas en vivre, c’était juste une passion et un gros enthousiasme pour la BD que je découvrais là-bas.
Puis, après tout ce vécu, avec toutes les relations tissées au cours du festival que j’organisais, j’ai pu envisager en 2018 de lancer une maison d’édition en France, plus professionnelle et pensée pour faire connaître la BD latino-américaine.

Comment se sont passés vos débuts dans l’édition ? Avez-vous bénéficié de quelques soutiens ?

Thomas Dassance : Nous avons surtout fait un prêt et lancé un financement participatif pour commencer du bon pied en termes de trésor. Rapidement, nous avons pu compter sur le soutien de l’ALCA, l’Agence pour le Livre et le Cinéma en Aquitaine, et certains de nos projets ont également été aidés par le CNL, le Centre National du Livre.

Au sein de Ilatina, la maison d’édition que vous avez fondée en 2019, vous proposez uniquement des œuvres d’autrices et d’auteurs sud-américains. Quelle en est la raison ?

Thomas Dassance : C’est tout simplement lié à mon parcours de vie. J’ai découvert là-bas une autre manière de raconter des histoires en BD, des dessinateurs incroyables et des thématiques qui méritent d’être lues par tous et partout. Du coup, avec mon associée Claire Miremont, on s’est dit : « pourquoi pas ? Pourquoi ne pas proposer une maison d’édition avec une proposition clairement identifiable et proposer aux lecteurs de se laisser embarquer par des récits qui ressemblent à des récits français ou au moins européens, mais qui ont toujours un petit truc différent, une espèce de pas de côté qui surprend ? ».

Quelles similitudes ou différences établissez-vous entre la bande dessinée européenne et la bande dessinée sud-américaine ?

Thomas Dassance : La bande dessinée européenne, pas plus que la BD sud-américaine, ne forment un ensemble homogène, par contre on peut discerner des traditions et des cultures différentes : la BD franco-belge, la tradition du fumetti italien, la BD espagnole. En Amérique du sud, l’Argentine est le pays qui a la plus longue tradition en BD. Tradition qui a des liens très étroits avec le fumetti italien avec des éditeurs et des auteurs qui ont travaillé de part et d’autre de l’Océan (Hugo Pratt en est le cas le plus connu). Aujourd’hui, le Brésil présente sûrement la scène la plus dynamique, portée par de nouvelles générations d’auteurs et un marché en pleine croissance. Et avec internet, les pays sud-américains sont maintenant de plus en plus attentifs à ce que font les créateurs du monde entier. Tout en conservant leurs propres manières de raconter leurs histoires.

Le lectorat français est-il curieux des livres édités au sein de Ilatina ?

Thomas Dassance : Au sein du lectorat français, on a en tout cas réussi à trouver un noyau de lecteurs assez fidèles et qui n’hésitent pas à nous suivre, quels que soient nos projets. Et ça c’est super, parce que ça veut dire qu’ils nous font maintenant suffisamment confiance pour partir sur du patrimonial ou sur du roman graphique, sans se mettre de barrières.

Qu’en est-il de la presse culturelle et généraliste ?

Thomas Dassance : La presse spécialisée BD nous a rapidement accueillie dans ses pages. Pour la presse généraliste, c’est plus difficile. Je pense qu’on pâtit sûrement de ne pas être basés à Paris. Il nous manque du réseau et des contacts, mais on ne désespère pas, un de ces jours, l’un de nos titres attirera l’attention de la presse généraliste et nous ouvrira les portes de ces médias.

Quel est le circuit de diffusion des livres que vous éditez ?

Thomas Dassance : On travaille avec un diffuseur-distributeur traditionnel qui nous place en librairies, FNAC, Cultura etc. On complète ce travaille par une présence en Festivals et salons et par des préventes de certains de nos livres sur Ulule.

Pouvez-vous nous en dire plus sur votre travail d’éditeur indépendant de bandes dessinées ? En quoi consiste-t-il ? Quelles sont les différentes étapes ?

Thomas Dassance : En tant qu’éditeur indépendant, nous sommes une toute petite structure (Claire mon associée et moi + quelques collaborateurs occasionnels) ce qui fait que nous faisons un peu tout ce qui fait la vie d’une maison d’édition : de la sélection des œuvres à publier aux contrats avec les auteurs ; du travail avec le designer pour la maquette et lettrage du livre au travail avec l’imprimeur, avec le distributeur, puis le travail de communication (réseaux sociaux, médias spécialisés) etc.

Quelle est votre définition personnelle de la bande dessinée ?

Thomas Dassance : Pour moi, l’intérêt de la bande dessinée est sa diversité. Diversité de thématiques, mais aussi et surtout de formes. Du coup, la bande dessinée pour moi correspond à tout ce qui a une narration séquentielle. L’important est que ce soit narratif et qu’il y ait une séquence, quel que soit le type de dessin et quel que soit le type de narration.

Que peut la bande dessinée dans notre société ?

Thomas Dassance : Aujourd’hui, la bande dessinée a investi un peu tous les champs narratifs. Elle sert à la divulgation scientifique, aux essais philosophique ou sociologique comme à la fiction, à l’autobiographie ou à la biographie.
Elle peut donc faciliter l’accès à des connaissances ou émouvoir le public et le transformer d’un point de vue sensible et émotionnel. Il dépend ensuite de chacun de se laisser toucher et transformé par ses lectures en bande dessinée. Pour cela, il revient aux lecteurs d’apprendre à chercher les œuvres qui peuvent aller plus loin, qui peuvent lui apporter quelque chose de différent tant au niveau formel que du fond.

Quels sont les livres, autrices et auteurs de bandes dessinées que vous aimez ?

Thomas Dassance : J’aime généralement les auteurs et autrices qui me surprennent, qui me touchent et qui ont eu tendance à ouvrir de nouvelles voies : Alberto Breccia et ses expérimentations graphiques, Alan Moore et ses expérimentations scénaristiques, par exemple. J’aime aussi la sensibilité subversive d’un auteur comme Rabaté, ou la diversité de trait de Chloé Cruchaudet.

Vous ont-ils permis de vous construire intellectuellement et humainement ?

Thomas Dassance : Oui ! L’autre jour, j’ai vu circuler la photo d’un graffiti qui disait « Nous sommes tous fait des milliers d’extraits des livres que nous avons lus ». Dans mon cas, je le sens comme tout à fait vrai. La lecture m’a permis de vivre des vies que je n’aurais jamais vécues et donc, de voir les choses sous d’autres points de vue, de gagner une capacité d’empathie et une ouverture d’esprit que je n’aurais jamais eu sans mes lectures.

En tant que traducteur de certains livres édités chez Ilatina, quel rapport entretenez-vous avec les langues, notamment française et espagnole ?

Thomas Dassance : J’aime la richesse des langues. Richesse qui est la matière même de la pensée, et non pas le véhicule de la pensée comme on peut parfois le concevoir. Parler plusieurs langues, c’est penser de différentes manières et mon séjour en Argentine m’a donné cette richesse. Je parle aujourd’hui couramment l’espagnol (en plus du français qui est ma langue maternelle) mais je devrais en réalité dire que je pense couramment en argentin.

Depuis l’avènement des intelligences artificielles, une grande partie du monde de la culture s’inquiète de la disparition progressive de leurs métiers ou de l’amoindrissement des collaborations avec les éditeurs. Une réaction ?

Thomas Dassance : Comme toutes les nouvelles technologies, tout dépendra de ce que nous en ferons. Ce qui ne fait que renforcer mon pessimisme, car en général, ce que nous en faisons est guidé par des considérations économiques qui n’ont que peu à voir avec la qualité du produit final, ou la qualité de vie des créateurs ou le respect de la diversité…

Quels sont vos derniers plaisirs lectoriels ?

Thomas Dassance : Je viens de finir J’aurais pu être millionnaire, j’ai choisi de devenir vagabond, un très bel essai biographique d’Alexis Jenni sur la vie de John Muir. Au niveau de la bande dessinée, Contrition de Keko et Carlos Portela.

Avez-vous d’autres projets en perspective pour Ilatina ?

Thomas Dassance : Nous avons toujours de nouveaux projets. Le problème, c’est plutôt d’arriver à tous les concrétiser ! Nous avons d’ores et déjà 3 livres en préparation pour le premier semestre 2025, mais aussi des projets de livres-objets qui ne seront disponibles qu’en commandes directes ou sur notre stand en festival.

Quels conseils donneriez-vous à celles et ceux qui ont envie de se lancer dans l’édition indépendante de bandes dessinées ?

Thomas Dassance : Je ne sais pas si je me sens légitime pour donner des conseils à quiconque, mais par contre, juste un rappel : le plus difficile n’est pas de faire imprimer et d’éditer un livre. Le plus compliqué est de le faire exister en librairies, dans les médias et au niveau de la distribution…

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