Luckas Ioanathan, auteur de Comme une pierre : « La bande dessinée est un média aux possibilités inouïes »

Luckas Ioanathan © DR

Comme maints pays du monde, le Brésil est depuis plusieurs décades confronté à des épisodes de sècheresse extrêmes qui rendent difficile la subsistance des populations les plus défavorisées économiquement. Fermiers à Sertão, dans le nord-est du Brésil, Cristovao et Pedra font partie de ces individus dont nous entrevoyons le quotidien ardu dans Comme une pierre, la première bande dessinée de Luckas Ioanathan, récemment sélectionné au Festival International de la bande dessinée d’Angoulême. Entretien avec Luckas Ioanathan.

Pour débuter, je vous demande une biographie. Quel est votre parcours ?

Luckas Ioanathan : J’ai 30 ans. Je suis diplômé en publicité. Je viens de la ville de Mossoró, dans le nord-est du Brésil. Je dessine des bandes dessinées depuis mon enfance, mais mon premier travail « professionnel » je ne l’ai réalisé qu’en 2018 et publié gratuitement sur internet en 2020.

Qu’est-ce qui vous a décidé à vous lancer dans l’écriture et l’illustration de bandes dessinées ?

Luckas Ioanathan : Je ne me souviens pas d’un moment dans ma vie où je n’ai pas lu ou dessiné de bandes dessinées. Les bandes dessinées ont toujours fait partie de ma vie, mais c’est au cours de ma dernière année de fac que mon professeur de littérature m’a dit : « celui qui ne publie pas disparaît ». Cette parole m’a motivé à essayer de produire un travail plus professionnel et plus complet.

Vous avez dernièrement publié Comme une pierre, une bande dessinée qui raconte le quotidien ardu d’une famille pauvre dans le nord-est du Brésil. Comment ce livre est-il né ?

Luckas Ioanathan : L’idée m’est venu en 2020. J’avais à l’esprit une scène où une femme entrait dans une sorte de lac à la recherche de sa fille et, dans l’eau, la femme entrevoyait l’esprit de sa fille qui dansait, puis la femme sortait de l’eau portant une pierre lourde. Cette scène ne fait finalement pas partie de l’histoire, bien qu’elle soit mentionnée comme un rêve. Mais c’est « à cause » de cette scène que j’ai passé les 2 années suivantes à élaborer le reste de l’histoire.

Malgré un ancrage dans la réalité contemporaine, ce livre emprunte par moments certains modes de narration propre aux récits religieux, notamment bibliques. Pourquoi ?

Luckas Ioanathan : Je pense que c’est lié à mon expérience personnelle. Jusqu’à mon adolescence, j’ai été fortement lié à l’église, donc je pense que c’était un sujet qu’il m’était facile d’aborder.

Dans le livre, vous mettez également en exergue le fanatisme qui s’empare d’un personnage, à l’issue de sa rencontre avec un religieux et ses disciples…

Luckas Ioanathan : Une des raisons qui m’a fait me détourner de l’église, c’est justement que les religieux veulent des réponses faciles à un monde toujours plus complexe. C’est cette attitude qui conduit généralement au fanatisme. Mais au fond, je crois que je voulais juste parler de la faiblesse de l’homme face au monde dans lequel nous vivons.

L’attente a une place éminente dans Comme une pierre. Quelle en est la raison ?

Luckas Ioanathan : Pour être honnête, je ne sais pas s’il y a vraiment une raison. Pendant le processus de création, je ne sais pas toujours où m’emmène ce que je construis, disons que j’écris quelque chose que j’aimerais lire et j’aime quand les auteurs ne livrent pas tout d’un coup.

Il y a dans Comme une pierre plusieurs références au Mythe de Sisyphe d’Albert Camus. Qu’est-ce qui vous plaît dans ce texte ?

Luckas Ioanathan : J’aime la façon dont Albert Camus m’a fait voir la souffrance de la vie sous un autre angle, ne pas regarder toute cette absurdité sous l’angle de la défaite, mais plutôt, accepter tout cela et être capable d’aller de l’avant. Cette vision a été cruciale pour déterminer le final de Comme une pierre.

Avez-vous d’autres autrices et auteurs de langue française que vous aimez ? Et pourquoi ?

Luckas Ioanathan : Je connais peu d’auteurs français de littérature. Camus est le seul dont j’ai vraiment lu l’œuvre. Parmi les auteurs de bandes dessinées, par contre, j’adore Bastien Vivés, Moebius, Chantal Montellier, Marc-Antoine Mathieu etc.

Quelles sont les autres figures artistiques qui vous ont permis de vous construire intellectuellement et humainement ?

Luckas Ioanathan : Je pense que certains travaux ont eu plus d’impact sur moi que les auteurs proprement dits, mais je peux citer quelques noms comme Albert Camus (évidemment), Nietzsche, Ernest Becker. En bandes dessinées, je citerai des noms comme Alan Moore, Daniel Clowes, Marcello Quintanilha. Au cinéma, j’admire beaucoup Roy Anderson, Satoshi Kon, ou Tarkovsky.

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Quelle est votre définition personnelle de la bande dessinée ?

Luckas Ioanathan : Pour moi, la bande dessinée est un média aux possibilités inouïes ! C’est l’un des rares qui peut briser ses propres conventions et continuer à être pertinent.

La bande dessinée peut-elle quelque chose dans notre société ?

Luckas Ioanathan : J’espère que oui. La bande dessinée a une fonction politique importante déguisée en divertissement, parce qu’elle est bon marché et facile à réaliser. Cela permet aux artistes plus de liberté créative.

Quelles différences ou similitudes établissez-vous entre le secteur de la bande dessinée en France et celui du Brésil ?

Luckas Ioanathan : Je ne connais pas grand-chose du secteur de la bande dessinée en France, pour être honnête. Mais du peu que j’en sais, il me semble qu’au Brésil la bande dessinée n’est pas un média aussi accessible et populaire qu’en France, et peu d’auteurs de bandes dessinées parviennent à vivre de ce métier.

Depuis l’avènement des intelligences artificielles, une grande partie du monde de la culture s’inquiète de la disparition progressive de leurs métiers ou de l’amoindrissement des collaborations avec les éditeurs. Une réaction ?

Luckas Ioanathan : Je n’ai pas une vision aussi apocalyptique sur ce sujet. Je pense que cela va rendre l’art plus « fast-food », en le nivelant vers le bas. Mais les artistes qui ont un style plus personnel continueront à exister, peut-être plus. Le côté pervers, c’est peut-être que leur art sera réservé à ceux qui ont un pouvoir d’achat plus élevé.

Comment qualifierez-vous votre travail ?

Luckas Ioanathan : Je ne sais pas, j’ai toujours eu du mal à avoir une vision d’extérieur de mon travail et à m’intégrer dans un genre, mais si je devais choisir, ce serait : tragique. J’aime le terme tragique.

Et votre style ?

Luckas Ioanathan : Je ne sais pas comment définir mon style, j’ai entendu beaucoup de gens dire que c’est minimaliste, alors disons que ça l’est.

Quelles sont les techniques de dessin et de mises en couleur utilisées durant la réalisation de ce livre ?

Luckas Ioanathan : Je travaille uniquement au numérique, pour une question pratique et de vitesse. Mais je cherche toujours à retrouver quelque chose d’analogique, en utilisant des pinceaux avec texture et lignes imparfaites. Dans la réalisation de Comme une pierre, c’est ce que j’ai fait.

Quels conseils donneriez-vous à celles et ceux qui ont envie de se lancer en bandes dessinées ?

Luckas Ioanathan : Eh bien, je considère que je commence moi aussi, alors voici ce que je me dis : « Essayez tout, expérimentez, n’ayez pas peur de vous tromper… La bande dessinée est la meilleure façon d’exposer nos idées les plus nues et les plus crues. Mais attention, si vos idées plaisent à une légion de lecteurs conservateurs, vous faites fausse route… ».