Laurent Laget : « Le traducteur ne peut être qu’un auteur »

Laurent Laget © DR

De L’Aventurier à Ce Monde qui nous lie, de Aliens à Looking for Banksy, les différents titres traduits par Laurent Laget contentent depuis moult années les férus de littératures, en raison de son éclectisme et de sa capacité à retranscrire en français les subtilités d’un texte initialement publié en anglais ou en italien. Entretien sur l’art de la traduction avec Laurent Laget.

Pour débuter, je vous demande une biographie. Quel est votre parcours ?

Laurent Laget : Mon parcours est assez linéaire. Après des études de langues à l’université, j’ai obtenu en 2008 un Master de traduction technique et éditoriale en anglais et italien à l’École supérieure d’interprètes et de traducteurs (ESIT) de Paris. J’avais alors pour ambition de devenir salarié auprès des organisations internationales. Après l’obtention de mon diplôme, j’ai commencé à décrocher des contrats d’indépendant pour de la traduction technique et rédactionnelle, notamment pour Courrier international ou l’Agence spatiale européenne, et je n’ai plus jamais souhaité être salarié ! Petit à petit, j’ai pu m’orienter vers des domaines qui me parlaient davantage comme le sport, en collaborant notamment avec de grandes fédérations (UEFA, FIFA, FIVB). De là, j’ai réussi à mettre un pied dans le monde dans l’édition avant d’y sauter à pieds joints. Aujourd’hui, mon activité se concentre principalement sur la traduction de romans et de bandes dessinées, notamment issus de la culture populaire et des grandes licences comme Disney, Marvel, Alien, Halo, etc.

Les premiers livres sur lesquels j’ai travaillé étaient des guides touristiques du Lonely Planet, que j’ai décrochés grâce au réseau de l’ESIT peu après la fin de mes études. Puis, grâce à une candidature spontanée bien tombée, j’ai eu la chance de travailler sur un premier album jeunesse. Ensuite, le travail de prospection et le bouche-à-oreille ont progressivement porté leurs fruits et j’ai collaboré avec de plus en plus d’éditeurs. Le tournant de ma carrière est sans doute l’arrivée de la collection de romans Disney Twisted Tales, qui revisite les classiques du cinéma. Ces livres, qui connaissent un beau succès, m’ont ouvert les portes d’autres romans et de bandes dessinées. À ce jour, j’ai traduit plus de deux cents livres pour une trentaine de maisons d’édition, autour de la pop culture donc, mais aussi sur des sujets variés comme le sport, le bien-être, les loisirs ou la jeunesse.

Avez-vous été sujet à des difficultés ou alors avez-vous bénéficié de quelques soutiens à vos débuts ?

Laurent Laget : L’ESIT a été fondée il y a près de 70 ans et bénéficie aujourd’hui d’un large réseau de partenaires et d’anciens étudiants. Ces liens m’ont été très utiles pour trouver mes premières expériences, par les stages ou le bénévolat, ainsi que mes premiers contrats professionnels. Toutefois, les premiers mois, voire les premières années, en tant qu’indépendant sont toujours difficiles. Il faut apprendre à vendre ses services, à se constituer une clientèle, à organiser son travail. Le réseau de consœurs et de confrères que j’ai tissé au fil des ans, à travers aussi les organisations professionnelles comme la Société française des traducteurs (STF) et l’Association des traducteurs littéraires de France (ATLF), a joué un grand rôle.

Pour les romans, j’ai l’habitude de me lancer directement dans la traduction, sans lire l’intégralité du texte au préalable. J’ai constaté que cela me permettait de garder une certaine fraîcheur dans mon approche, ainsi qu’une plus grande motivation pour connaître la suite de l’histoire…

Laurent Laget

Quelles sont les différentes activités qui précèdent la traduction d’un livre ?

Laurent Laget : En tant que traducteur, dans la majorité des cas, je ne participe pas aux étapes précédant la traduction. Pour schématiser, lorsqu’un éditeur repère un titre étranger, il en confie la lecture à un comité pour évaluer l’intérêt de le publier en français. Puis, si l’éditeur décide d’acheter les droits de publication, il va alors préparer un budget et contacter les prestataires qui vont intervenir sur le livre, dont le traducteur, mais aussi le correcteur, le maquettiste, l’imprimeur… Le plus satisfaisant étant bien sûr quand j’émets un avis positif sur un livre et que j’ai l’occasion de le traduire par la suite.

À partir de quel moment entamez-vous le travail de traduction ? Combien de temps dure-t-il ?

Laurent Laget : Lorsqu’une maison souhaite me confier un texte, nous négocions un délai et un budget. Pour les romans, j’ai l’habitude de me lancer directement dans la traduction, sans lire l’intégralité du texte au préalable. J’ai constaté que cela me permettait de garder une certaine fraîcheur dans mon approche, ainsi qu’une plus grande motivation pour connaître la suite de l’histoire ! La durée de travail dépend de très nombreux facteurs, comme le style de l’auteur ou de l’autrice ou le sujet du livre. En ce qui me concerne, je prends en moyenne deux mois pour traduire un roman young adult standard de 400 pages. Pour un comics de 120 pages, cela peut aller de deux jours à cinq jours selon la densité des dialogues. J’ai la particularité de travailler assez vite, avec un premier jet propre, et de mener plusieurs projets de front, par exemple un roman le matin et une B.D. l’après-midi, ce que je trouve plus stimulant que de travailler sur un unique projet toute la journée. J’essaye ensuite de me garder au moins une semaine pour « oublier » le texte et prendre du recul avant de le relire et d’y apporter les dernières modifications et corrections.

Vous arrive-t-il de retravailler vos traductions de livres à l’issue de quelques retours des auteurs et éditeurs ?

Laurent Laget : C’est même une obligation contractuelle ! Il m’arrive de contacter les auteurs directement lorsque j’ai besoin d’éclaircir certains points pendant la traduction. Une fois la traduction terminée, elle est envoyée en révision puis je reçois les épreuves pour approuver les corrections avant le départ à l’impression. Les processus sont très variables selon les maisons. Il arrive aussi que je n’entende plus parler de mon texte entre le moment où je livre ma traduction et celui où je découvre le livre en librairie. Pour certaines collections, je travaille en binôme avec une consœur : elle relit mes textes et moi les siens avant de les livrer, ce qui permet d’avoir un premier avis avec un œil neuf.

Comment mesurez-vous la réussite des traductions que vous effectuez ?

Laurent Laget : En premier lieu, par la confiance que m’accordent les maisons d’édition ! Si elles continuent de faire appel à mes services, c’est que mon travail doit être d’une qualité qui les satisfait, elles ainsi que les lecteurs. Plus concrètement, lorsque les lecteurs et lectrices apprécient « la plume de l’auteur » pour un livre que j’ai traduit, j’estime avoir accompli mon devoir. Récemment, j’ai contribué à plusieurs B.D. qui ont obtenu une reconnaissance critique, voire des récompenses, et j’aime penser que j’y ai joué un petit rôle, derrière les artistes et les scénaristes.

Quelles distinctions établissez-vous entre les traductions de bandes dessinées, de livres documentaires et de romans ?

Laurent Laget : Le métier de traducteur a cela de fantastique qu’il existe mille et une façons de le pratiquer. J’ai parlé de la traduction technique et journalistique, mais on pourrait aussi citer le juridique, l’économique, le sous-titrage et le doublage, le jeu vidéo, le surtitrage au théâtre… Et même dans chacun de ces univers, l’exercice peut varier du tout au tout. En édition, la traduction d’un roman va permettre peut-être plus de liberté pour les tournures de phrase, de licences poétiques, voire la création d’un tout nouveau vocabulaire. La bande dessinée ajoute une contrainte d’espace déterminée par la taille de la bulle, ce qui demande parfois une certaine inventivité dans la formulation tout en bénéficiant des illustrations. Enfin, la traduction de documentaire va demander une plus grande rigueur pour appréhender des concepts parfois complexes et trouver les termes précis, la manière correcte d’aborder le sujet dont il est question.

Depuis l’avènement des intelligences artificielles, une grande partie du monde de la culture s’inquiète de la disparition progressive de leurs métiers ou de l’amoindrissement des collaborations avec les éditeurs. Une réaction ?

Laurent Laget : Il est indéniable que l’avènement de ces technologies a déjà une influence directe sur notre pratique et continuera d’en avoir une. En traduction littéraire, il est de plus en plus fréquent que les textes soient « prémâchés » par des IA et révisés par des professionnels, au prix d’un travail pas forcément moins long, mais certainement moins épanouissant et moins rémunérateur. Les maisons d’édition sont dans l’ensemble conscientes que les modèles neuronaux et les LLM (grand modèle de langage, ndlr) ne sont pas encore en mesure de remplacer l’humain, et ne le seront peut-être jamais pour les textes les plus créatifs et référencés. À ce jour, je n’imagine pas un algorithme traduire La Mâchoire de Caïn d’Edward Powys Mathers. Cela étant dit, il arrive, dans des cas bien précis, que l’IA propose des traductions tout à fait correctes et exploitables. Elle peut également nous rendre service à des fins de recherche ; dans mon cas, je m’en suis servi par exemple pour mieux comprendre le système judiciaire américain. L’IA est une réalité, qu’on le veuille ou non. Peut-être devrions-nous chercher des solutions pour faire en sorte qu’elle soit employée de manière plus responsable, aussi bien d’un point de vue humain qu’écologique.

Quelles sont vos préconisations pour réguler l’utilisation des intelligences artificielles dans le secteur du livre, notamment de la traduction ?

Laurent Laget : À mon sens, il est indispensable qu’il y ait des concertations avec toutes les parties, et notamment les syndicats d’auteurs tels que l’ATLF et la Ligue des auteurs professionnels, qui jouent un rôle essentiel dans les négociations de toutes sortes pour contrebalancer le poids écrasant du Syndicat national de l’édition. La situation des auteurs n’a pas attendu l’arrivée de l’IA pour se dégrader, notamment avec une stagnation (voire une baisse) des tarifs malgré une inflation galopante, un raccourcissement des délais de travail ou encore une surproduction littéraire qui se traduit par la réduction de la durée de commercialisation d’un livre, et donc un potentiel manque à gagner pour les auteurs. Pour en revenir à l’IA, Comme dans d’autres milieux concernés par ces technologies, tout est à réfléchir. On pourrait imaginer des clauses dans les contrats engageant éditeurs et auteurs, des labels sur les couvertures garantissant une traduction humaine (à côté du nom du traducteur, trop souvent absent des couvertures) …

Quelle est votre définition personnelle de la traduction ?

Laurent Laget : Le traducteur est un « passeur », la traduction est « un pont entre les cultures », « traduire, c’est trahir ». Dans tous les poncifs, il y a une part de vérité. En ce qui me concerne, je cherche bien sûr à réécrire un texte d’une langue A vers une langue B en restant fidèle à la pensée de l’auteur. Mais je m’attache aussi à reproduire ce que j’aime appeler l’expérience de lecture. Mon objectif, notamment pour les romans et les B.D., est de faire en sorte que ceux qui lisent la version française éprouvent les mêmes sensations, les mêmes émotions que les lecteurs du texte d’origine.

Le traducteur est-il un auteur ?

Laurent Laget : D’un point de vue purement juridique, le traducteur d’édition bénéficie du statut « d’artiste-auteur » et est rémunéré en droits d’auteur. Quoi de plus normal, quand c’est lui qui écrit le texte dans la langue cible ? On pourrait certes arguer qu’il ne fait que reprendre des mots d’une langue étrangère, mais la traduction n’est pas simplement une transposition de mots (sans quoi nous en revenons à la traduction automatique !) et fait appel à un large éventail de connaissances culturelles et techniques, de méthodes de travail et de recherches, ainsi qu’à une sensibilité personnelle et à une interprétation nécessairement subjective du texte source. De ce fait, le traducteur ne peut être qu’un auteur.

De tout temps, la littérature a contribué à l’éveil, l’ouverture, l’épanouissement et la connaissance des peuples.

Laurent Laget

En tant que traducteur en français de livres édités en anglais et en italien, quel est votre rapport aux langues ?

Laurent Laget : J’ai grandi en baignant dans les langues étrangères, bien que le français soit ma seule langue maternelle. Une partie de ma famille vit aux États-Unis, une autre en Italie. Ce sont donc deux pays et deux langues que je fréquente depuis tout petit, mais ce n’est qu’au collège et au lycée que j’ai vraiment commencé à les apprendre. J’ai également étudié l’espagnol (que je ne prétends pas maîtriser) et, dans une bien moindre mesure, l’allemand et le japonais. Les langues étrangères m’ont toujours intéressé, d’autant plus si j’ai des affinités avec les cultures où elles sont parlées. C’est le meilleur moyen de s’ouvrir au monde, avec la traduction !

Et à la littérature ?

Laurent Laget : Je suis issu d’une famille où l’art sous toutes ses formes a toujours tenu une place prépondérante. Et de ce fait, les livres ont toujours fait partie du paysage. Ma plus grande influence littéraire était sans doute mon grand frère, à qui je chipais les livres de science-fiction et de fantasy à l’adolescence. J’ai gardé un goût prononcé pour ces genres. J’ai développé mon amour pour la bande dessinée dans les pages des magazines de Picsou et Mickey, et j’ai aujourd’hui la chance d’y contribuer à mon tour comme traducteur. Enfin, comme beaucoup d’enfants de ma génération (les fameux Millenials), j’ai aussi grandi avec les mangas à côté des bandes dessinées franco-belges.

Quelle est votre définition personnelle de la littérature ?

Laurent Laget : À mon sens, tout écrit est une forme de littérature, qu’il s’agisse de livres illustrés, en prose, d’articles, de guides pratiques, de chansons. Chaque forme a ses mérites et est le fruit d’une réflexion linguistique.

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La littérature peut-elle encore quelque chose dans notre société ?

Laurent Laget : Ma réponse ne peut être que positive. De tout temps, la littérature a contribué à l’éveil, l’ouverture, l’épanouissement et la connaissance des peuples. Le monde moderne facilite d’autant plus l’accès à la littérature sous toutes ses formes.

Quels sont les textes, auteurs et autrices que vous aimez ? Vous ont-ils permis de vous construire intellectuellement et humainement ?

Laurent Laget : Parmi les textes qui ont façonné qui je suis aujourd’hui, il y a Le Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien que j’ai lu à 12 ans. C’était ma porte d’entrée vers les univers de l’imaginaire, et notamment vers ceux de Terry Pratchett, Ray Bradbury, Dan Simmons, David Eddings. Dans d’autres genres, je pourrais citer Éric-Emmanuel Schmitt, Andreï Kourkov, Barjavel, Marivaux et bien sûr les Franquin, Hergé, Goscinny et Uderzo. À vrai dire, je n’ai pas un livre de chevet que je relis encore et encore. Je préfère me laisser porter par le plaisir de la découverte et du hasard.

Quels sont vos derniers plaisirs lectoriels ?

Laurent Laget : Je lis finalement assez peu « pour le plaisir » aujourd’hui. J’ai souvent de nombreux récits en tête en même temps, entre les livres en cours de traduction, ceux en relecture, ceux à lire pour les comités, sans compter les éventuelles séries télévisées… Je me sens parfois en « surcharge narrative » ! J’ai, heureusement, des coups de cœur pour certains de ces textes. Le dernier qui m’a profondément marqué est Olivetti d’Allie Millington, qui paraîtra en 2025. Parmi les derniers romans que j’ai lus en loisirs, je garde un excellent souvenir de la saga des Maîtres Enlumineurs de Robert Jackson Bennett. J’ai aussi une profonde admiration pour la plume de Jean-Philippe Jaworski dans Gagner la guerre. En bande dessinée, j’ai été séduit par le trait de Peach Momoko dans Demon Days et celui d’Emmanuel Lepage dans Ar-Men, l’enfer des enfers.

Comment qualifierez-vous votre travail ?

Laurent Laget : À la fois épanouissant et exigeant. Épanouissant, car c’est un métier qui me passionne, me fait découvrir de nouvelles œuvres et m’offre une grande liberté d’organisation. C’est également très gratifiant de tenir le fruit de son travail entre les mains, de l’offrir, de le faire lire à ses enfants. Et exigeant, car chaque texte apporte son lot de défis et impose une remise en question permanente. De plus, le fait d’exercer en indépendant, sans assurance de revenus, seul chez soi derrière son écran, peut ne pas convenir à tout le monde.

Avez-vous d’autres projets de traduction en perspective ?

Laurent Laget : J’ai la chance d’avoir une activité stable depuis plusieurs années et qui me permet aujourd’hui de me projeter sur six mois au moins, ce qui est précieux dans ce milieu. Je ne tiens pas à court-circuiter la communication des maisons d’édition, je ne citerai donc pas de titres, mais j’ai déjà 4 à 5 romans et autant de comics qui devraient occuper mon début d’année 2025. Il s’agit principalement de séries déjà commencées.

Quels conseils donneriez-vous à celles et ceux qui ont envie de se lancer dans la traduction de livres ?

Laurent Laget : Lire, bien sûr ! Et en français avant tout ! Il n’y a rien de mieux pour y puiser de l’inspiration. Le plus dur est de décrocher un premier contrat, avec des conditions acceptables de préférence. L’édition est un petit monde où les employés voguent d’une maison à l’autre, emportant avec eux leurs carnets d’adresses. Envoyer des candidatures ciblées, fréquenter les salons du livre (surtout les inaugurations !), développer son réseau, garder l’esprit ouvert et l’oreille tendue. Et avoir de la patience. Beaucoup de patience.