Il n’est jamais aisé de faire le deuil d’un être cher. Surtout lorsqu’on a vu ce dernier flétrir au retour de heurts coloniaux auxquels il a tristement participé après avoir été appelé. Membre d’une parentèle chambardée par cet impossible deuil d’un fils, d’un frère, d’un oncle, le comédien et cinéaste Guillaume Viry s’est créé un double littéraire pour subtilement documenter la trajectoire d’un jeune soldat pendant et après la guerre d’Algérie. Entretien avec Guillaume Viry.
Pour débuter, je vous demande une biographie. Quel est votre parcours ?
Guillaume Viry : J’ai passé mon enfance en Bourgogne. Après le bac, je suis venu à Paris où j’ai suivi une année d’hypokhâgne, dont je garde un formidable souvenir. Surtout des camarades et professeurs. À cette époque, j’avais déjà en tête de devenir comédien.
Rapidement, j’ai été engagé au théâtre où une expérience a été assez fondatrice. C’était avec Philippe Genty, un véritable inventeur de formes. On a créé, élaboré Dédale pendant de nombreux mois. Les premières représentations ont eu lieu à la Cour d’Honneur d’Avignon. Ensuite, on a joué un peu partout en France et à l’étranger jusqu’au Japon.
J’ai alors commencé à tourner au cinéma, puis dans des séries. Ma rencontre avec Alain Guiraudie a été marquante. C’est un homme merveilleux dont j’adore le cinéma, la liberté, l’invention. Dans le même temps, j’ai réalisé des courts et moyens métrages de fiction, des films documentaires et d’autres films plus expérimentaux.
Pourquoi écrivez-vous ?
Guillaume Viry : J’écris lorsque quelque chose m’y oblige. Cette « obligation », cette nécessité, est essentielle. En quelque sorte, il faut que cela soit l’unique moyen d’expression possible…
Comment écrivez-vous ?
Guillaume Viry : Je commence par ce qui arrive, ce qui surgit, sous forme de notes, de bribes, des choses à droite et à gauche. Face à cette matière informe, se pose assez rapidement la question de la forme. Une architecture doit émerger pour que je puisse me lancer véritablement dans l’écriture du texte.
Sur quel support écrivez-vous ?
Guillaume Viry : J’écris d’abord sur des cahiers de brouillon, que je retranscris sur un ordinateur portable dès 3 ou 4 pages.
Je n’ai pas de rituel d’écriture, je préfère écrire un peu furtivement, à la sauvette. Sans cérémonial, sans me dire : « je m’y mets ».
Vous avez récemment publié aux Éditions du Canoë, L’Appelé, un ouvrage qui raconte les meurtrissures d’un jeune homme enrôlé dans l’armée durant la guerre d’Algérie. Quelle est la genèse de ce texte ?
Guillaume Viry : Un frère de mon père a été appelé en Algérie. Mon père m’en a très peu parlé. Il a juste dit que cela ne s’est pas bien passé. Comme si cette histoire ne pouvait pas être racontée. C’est ce non-dit familial qui est le point de départ de l’écriture du livre. Puis, en lisant autour de la guerre d’Algérie, je me suis rendu compte que ce silence présent dans ma famille était loin d’être exceptionnel. Cela m’a en quelque sorte autorisé à écrire… Le livre raconte donc l’histoire de Jean, l’appelé, mais il contient aussi celles d’autres appelés en Algérie et le silence, comme crypté, qui règne autour de cette guerre dans de nombreuses familles françaises et algériennes.
Comment avez-vous construit ce récit ?
Guillaume Viry : J’ai lu les livres de plusieurs historiens dont Benjamin Stora et Raphaëlle Branche, notamment Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? Un livre passionnant, essentiel, qui traite spécifiquement des appelés en Algérie. Ensuite, il a fallu en quelque sorte tout oublier de ces lectures pour pouvoir écrire.
Et trouver une forme, une architecture qui fasse tenir l’informe.
L’histoire de ce jeune soldat est en grande partie relatée par certains membres de sa parentèle, dont l’un qui part à la quête d’informations sur son expérience en Algérie. Pourquoi ?
Guillaume Viry : Cette guerre d’Algérie a certes plus de 60 ans, mais elle est encore véritablement présente. Les traces, les meurtrissures, sont encore là aujourd’hui et bien vivantes dans de nombreuses familles algériennes et françaises.
Julien, le narrateur, est habité par l’absence de récit autour de son oncle, l’appelé. Il est en quête de tisser une narration. C’est le même mouvement qui m’a poussé à l’écriture du texte, en ce sens Julien est une sorte de double littéraire.
Comme lecteur, j’aime les textes fragmentés, ou en tout cas ceux qui échappent à leur programme, à leur résumé, à leur pitch comme on dit depuis un moment au cinéma et maintenant pour les livres
Guillaume Viry
Les recherches de ce double littéraire permettent d’entrevoir le peu de place accordé aux soldats non-gradés dans les archives domaniales. Est-ce aussi pour cela que le livre traite du vécu de ce jeune militaire ?
Guillaume Viry : Oui. Ce « peu de place », ce peu dit, tout cela a contribué à l’écriture de ce texte.
Mais vous savez, plus nous échangeons, plus me saute aux yeux le mystère de la mise en route de l’écriture. Pourquoi ce texte, et pas un autre, pourquoi avoir écrit L’Appelé maintenant et pas avant ou plus tard. Je ne sais pas. Quelque chose m’obligeait.
L’Appelé a la particularité d’être écrit en fragments dans une langue sans ponctuations. Pourquoi ?
Guillaume Viry : Comme lecteur, j’aime les textes fragmentés, ou en tout cas ceux qui échappent à leur programme, à leur résumé, à leur pitch comme on dit depuis un moment au cinéma et maintenant pour les livres. L’absence de ponctuation est arrivée comme ça, je ne l’ai pas cherché.
Aujourd’hui, le texte écrit et publié, j’ai le sentiment que cela participe d’un souffle, d’un mouvement inéluctable, de la tragédie.
J’ai également l’impression que la ponctuation bien qu’absente est présente. Cela rejoint peut-être même le cœur du livre, que l’absent, l’appelé, soit présent.
Comment avez-vous modelé cette langue après apparition ?
Guillaume Viry : Une fois trouvé l’architecture du texte, l’entrelacement des voix, j’ai écrit le texte d’un trait. Sans presque le retoucher par la suite.
C’est peut-être à travers ce geste, ce mouvement ininterrompu et rapide de l’écriture qu’une langue a pu surgir. Un des enjeux étant d’écouter son rythme intérieur, seule manière pour qu’une langue personnelle advienne. Car comme disait Jean Renoir dans sa direction d’acteur : « pas joli, pas mignon ». Le diable est de vouloir bien écrire. J’ai essayé d’écrire comme je peux, pas plus pas moins.
Quel rapport entretenez-vous avec les langues que vous parlez, notamment le français ?
Guillaume Viry : L’Appelé est mon premier roman. Je me suis surpris parfois à aller regarder la définition d’un mot que je venais d’écrire. C’est une chose que je n’avais plus faite depuis mes études. J’avais oublié combien lire la définition et l’origine d’un mot dans un dictionnaire était absolument merveilleux.
J’essaie de dire, de faire entendre le plus de choses avec le moins de mots. J’aimerais écrire comme Giacometti sculptait.
Guillaume Viry
Quels sont les textes, autrices et auteurs qui vous ont permis de vous construire intellectuellement et humainement ?
Guillaume Viry : Mon premier grand choc, c’est Beckett. C’est par Beckett que j’ai ensuite lu les auteurs des éditions de Minuit. Chez Minuit, j’adore Christian Gailly : Dernier Amour et Un soir au club sont des merveilles de style, de construction et d’humour. Je rebondis sur l’humour en citant Philip Roth, qui y arrive aussi génialement.
Mais si je ne devais en garder que deux, mes père et mère en quelque sorte, ce seraient Duras et Perec.
Je reprends souvent des pages de leur texte au hasard, ou je les relis entièrement régulièrement. Ellis Island et W ou le souvenir d’enfance sont des textes qui me bouleversent comme La Maladie de la mort.
Parmi des textes plus récents, Thésée, sa vie nouvelle de Camille de Toledo est un texte qui m’a profondément marqué, son empreinte est aussi forte que durable.
Quelle est votre définition personnelle de la littérature ?
Guillaume Viry : Ce qui nous relie.
La littérature peut-elle quelque chose dans notre société ?
Guillaume Viry : Bien sûr qu’elle peut énormément. Et elle pourrait encore davantage si on faisait un pas de côté concernant cette injonction aux « sujets » ! Les sujets sont pour les chaines d’info, pas pour la littérature ! Il faut que la littérature échappe aux sujets. Les grands textes vagabondent, furètent, se perdent, prennent des chemins de traverse… C’est en ce sens qu’ils sont politiques. L’unique sujet de la littérature, c’est l’écriture.
Comment qualifierez-vous votre travail littéraire ?
Guillaume Viry : Faire entendre des voix qui ne sont plus ou qui ne peuvent pas s’exprimer. Les arracher au silence, à l’oubli. Leur rendre justice.
Et votre style ?
Guillaume Viry : J’essaie de dire, de faire entendre le plus de choses avec le moins de mots. J’aimerais écrire comme Giacometti sculptait. J’aime chez lui cette épure, cette utilisation du peu de matières pour réaliser des œuvres qui évoquent énormément de choses.
Avez-vous d’autres projets en perspective ?
Guillaume Viry : Oui, mon deuxième roman, L’Esprit de sel, qui sera également publié par Colette Lambrichs, aux Éditions du Canoë. Ce texte s’inscrit dans un cadre historique : la vie d’une femme polonaise obligée à l’exil parce que juive. Ce sont mes lectures de livres d’historiens, notamment sur la Rafle du Vel d’Hiv qui constituent le point de départ de ce texte. Ce sont des lectures qui m’ont profondément marqué, impressionné. C’est ce qui a déclenché la nécessité de l’écriture. Le texte raconte une vie empêchée par la catastrophe, une vie qui se referme au matin de la Rafle du Vel d’Hiv.
Quels conseils donneriez-vous à celles et ceux qui ont envie de se lancer en littérature ?
Guillaume Viry : Je ne crois pas que cela soit de l’ordre de l’envie, mais de la nécessité. Et si ça l’est, alors pas besoin de conseils !