Zineb Mekouar : «L’écriture doit être charnelle, viscérale. C’est en cela qu’elle est sincère et vous est propre »

Zineb Mekouar © Francesca Mantovani

Formidable fable écologique, « Souviens-toi des abeilles » est un texte puissant parsemé de réflexions sociologiques sur maints sujets peu traités au Maroc.

Souviens-toi des abeilles est assurément l’un des plus beaux romans publiés ces dernières années sur le rapport entre l’homme et son environnement. Cela est corrélé non seulement à l’écriture envoûtante, charnelle de Zineb Mekouar, mais aussi à sa résolution de raconter sans quelque nostalgie malvenue l’histoire du rucher collectif d’Inzerki, ce patrimoine dont les fêlures s’accroissent vite en raison des phénomènes provoquées par le dérèglement climatique. Entretien avec Zineb Mekouar.

Pourquoi écrivez-vous ?

Zineb Mekouar : Parce que je ne peux pas faire autrement. J’écris pour digérer le monde. C’est la seule façon que j’ai trouvée de vivre malgré les injustices humaines et l’absurdité, en un sens, de la vie. J’écris aussi pour raconter la puissance d’une relation humaine, les émotions fortes et solides, la beauté qui coupe le souffle.

Vous avez récemment publié chez Gallimard un deuxième roman (Souviens-toi des abeilles) qui relate notamment le récit d’une famille d’apiculteurs dans le village d’Inzerki au Maroc. Quelle est la genèse de ce roman ?

Zineb Mekouar : Au détour d’une conversation, j’ai découvert l’existence d’un lieu magnifique et crépusculaire qu’est ce rucher collectif d’Inzerki, à environ 1 heure d’Agadir. J’ai décidé d’y aller, et en arrivant, j’ai été subjuguée par les couleurs, la beauté du lieu. Et la douleur aussi de ce lieu où l’eau ne coule plus, où les habitants doivent quitter leurs terres. Malgré tout, il y avait de nombreux enfants très heureux là-bas. J’ai eu envie de raconter leur réalité en inventant cette intrigue autour d’un petit garçon de 10 ans qui veut sauver sa mère et cette terre, ce patrimoine qu’il aime tant.

Avec minutie, Souviens-toi des abeilles met en exergue les fêlures de ce patrimoine en raison notamment du changement climatique et de l’exode rural. Quelle en est la raison ?

Zineb Mekouar : J’ai voulu mettre en avant dans ce roman les histoires, légendes et traditions ancestrales que m’ont racontées les habitants du village lorsque j’y suis allée. Avec une chaleur et une générosité humaines, toutes marocaines, ils m’ont ouvert les portes de leurs maisons, de leurs savoirs et ont partagé avec moi leur nourriture et leur miel. Ils ont de l’or entre les mains, des connaissances immenses, mais qu’ils ne peuvent pas utiliser en ville ou ailleurs. J’ai voulu montrer cette beauté et cette mélancolie d’un savoir qui peut se perdre si l’on ne fait rien, si l’eau continue de manquer.

Outre l’exode rural, Souviens-toi des abeilles contient de nombreux thèmes déjà présents dans votre premier roman tels que l’enracinement et la peur de l’étranger…

Zineb Mekouar : Effectivement mon deuxième roman poursuit ma quête de ces thèmes qui me tiennent à cœur. Dans Souviens-toi des abeilles, la mère du jeune protagoniste est étrangère au village, elle vient de loin, de l’autre côté de la montagne. Ce péché originel ne lui sera jamais pardonné par les habitants du village : cette foule qui l’avait déjà jugée avant même qu’une nuit tragique ne scelle son destin. J’ai voulu montrer à travers ce personnage de la mère, qui est une femme libre, que la figure de l’étranger peut faire peur puisqu’il nous amène à réfléchir sur la nécessité des règles et des traditions qui parfois enferment et que l’étranger n’est pas obligé de suivre. L’étranger comme bouc émissaire de facto… cela peut faire écho malheureusement à l’actualité de beaucoup de pays.

Il est aussi question de l’exploitation domestique et sexuelle des enfants, un sujet que vous mettez finement en exergue. Pourquoi ?

Zineb Mekouar : Effectivement, c’est un thème que je voulais montrer dans ce roman, car l’exode rural des enfants qui se retrouvent dans des villes où ils n’ont pas accès à l’école et à des conditions de vie correctes peut entraîner ces tragédies. C’est une réalité crue et dure au Maroc et dans d’autres pays. C’est l’un des thèmes qui me révoltent le plus, d’où sa présence dans Souviens-toi des abeilles.

Outre les codes du roman, Souviens-toi des abeilles reprend certains codes du conte et de la fable, surtout dans la narration. Comment avez-vous construit cela ?

Zineb Mekouar : C’est le thème et le lieu de roman qui ont entraîné cette narration particulière. Je suis allée plusieurs fois dans cet endroit réel qu’est le rucher du Saint, pour me nourrir des couleurs et des parfums, des histoires et de la réalité des habitants. J’ai ensuite inventé l’intrigue, mais tout ce qui est en rapport avec le lieu, les abeilles et les légendes du rucher est vrai. En étant là-bas, lorsque j’ai commencé à écrire, c’est cette écriture rythmique, musicale, comme un conte, proche de la terre et de la tradition orale de cette région, qui s’est imposée à moi. Quelque part, et par la forme même du livre, j’ai essayé d’être au plus près de cette réalité.

En tant que polyglotte, quel rapport entretenez-vous avec les langues que vous parlez, notamment le français ?

Zineb Mekouar : J’ai grandi dans un pays où l’on apprend très jeune plusieurs langues. Lorsque l’on change de langue, on change presque de cadre de pensée, de manière d’appréhender le monde. J’adore passer d’un cadre à l’autre, et me rendre compte que ce ne sont justement que des cadres. J’ai toujours aimé apprendre de nouvelles langues, de nouveaux mots, de nouvelles nuances qui parfois n’existent que dans une langue. Cependant, la langue avec laquelle je rêve, je parle et j’écris naturellement, c’est le français. Le français, c’est mon pays. C’est la langue avec laquelle je m’exprime sans effort. Parfois, l’arabe marocain, une langue plutôt orale, surgit pour telle ou telle nuance, surtout dans les souvenirs d’enfance. Quand ça m’arrive dans l’écriture, et quand cela sert le roman, je garde le mot et je le traduis en français à côté. D’autres fois, pour coller au plus près du réel dont je parle, je mets des mots issus de la langue du lieu que je décris. C’est ce que je fais dans Souviens-toi des abeilles avec l’un des dialectes amazighs (berbère) que je ne parle pas, mais qui donne plus de force au texte, par sa présence.

L’anglais et l’italien sont plutôt des langues qui me permettent d’accéder à des façons d’être au monde. L’accès avec les gens est plus direct lorsque l’on parle la langue d’une terre que l’on aime. L’Italie, c’est cela pour moi. Et les Italiens sont si accueillants et généreux lorsque l’on parle leur langue. Je comprends l’espagnol aussi. La langue est une ouverture au monde. Il était important de mettre en scène cela dans le roman.

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Comment qualifierez-vous ce roman ?

Zineb Mekouar : C’est un roman sur la transmission et sur la place des hommes dans le monde. La relation du grand-père et du petit garçon est forte. Elle montre que l’amour est, symboliquement, l’eau qui nourrit les vies malgré des conditions arides. Et puis il y a le rapport à la nature qui nous transcende. Cette nature indifférente, tantôt cruelle, tantôt nourricière et sublime, nous rappelle que nous sommes si petits, si fragiles face à sa force et qu’en même temps nous devons prendre soin d’elle, et respecter l’équilibre avec les autres formes de vie… « Souviens-toi des abeilles », le titre du livre aurait pu être « Souviens-toi de ton humanité ».

Pourquoi avez-vous choisi d’aborder cette histoire sous forme de roman ?

Zineb Mekouar : Le roman est la meilleure manière de se mettre à la place de l’Autre, de celui que l’on considère comme l’étranger. C’est aussi un lieu neutre, où aucun jugement n’est donné, où l’on peut être libre de ressentir et de comprendre des réalités de vie. C’est au-delà de l’intellect !

Quelle est votre définition personnelle du roman ?

Zineb Mekouar : Le roman, c’est le voyage le plus court pour se rendre compte que l’Autre, c’est soi.

Et de la littérature ?

Zineb Mekouar : La littérature est, pour moi, une façon de digérer le monde, son absurdité, et d’en éprouver la beauté. C’est presque de l’ordre du sacré, quelque chose qui transcende l’homme en lui rendant, au-delà des injustices sociales, son humanité.

Quels conseils donneriez-vous à celles et ceux qui ont envie de se lancer en littératures ?

Zineb Mekouar : Persévérez, écrivez, écrivez, écrivez. Et persévérez encore ! L’écriture doit être charnelle, viscérale. C’est en cela qu’elle est sincère et vous est propre.