Les différents titres qui forment l’ossature du catalogue des Éditions Ça et là illustrent parfaitement l’intention de Serge Ewenczyk : faire découvrir au lectorat français des livres poignants d’autrices et d’auteurs non-francophones. Vingt ans après la création de cette innovante maison d’édition au catalogue exceptionnel, nous nous sommes entretenus avec Serge Ewenczyk, qui nous dévoile les rouages de son métier d’éditeur indépendant de bandes dessinées. Entretien.
Pour débuter, je vous demande une biographie. Quel est votre parcours ?
Serge Ewenczyk : J’ai 55 ans. Après une formation initiale en école de commerce (l’EDHEC à Lille), j’ai eu une première partie de carrière dans l’audiovisuel, tout d’abord en travaillant au sein d’une structure qui aidait les producteurs de télé français à vendre leurs programmes aux chaînes de télévision étrangères de 1993 à 2000, puis en tant que producteur de séries de dessins animés au sein de la société de production Millimages de 2000 à 2005.
Comment êtes-vous devenu éditeur indépendant de bandes dessinées ?
Serge Ewenczyk : J’adorais travailler dans la production de dessins animés, mais la lourdeur des projets me pesait. J’ai donc décidé de me lancer dans une activité plus légère, où je pouvais tout gérer de A à Z de façon artisanale. J’ai hésité entre lancer un label d’édition DVD et une maison d’édition de bandes dessinées dont j’étais un grand lecteur. J’ai finalement décidé de créer les Éditions Çà et là en 2005 après avoir lu un hors-série du Canard Enchaîné consacré à l’édition qui montrait qu’il était possible de se lancer dans l’édition sans grands moyens. Durer allait s’avérer être une autre paire de manches…
Comment vos débuts se sont-ils déroulés ? Avez-vous été confronté à des difficultés ?
Serge Ewenczyk : Je suis parti la fleur au fusil, persuadé que les lecteurs et lectrices, les libraires et les médias allaient se ruer sur nos parutions. J’ai décidé de publier cinq titres quasiment coup sur coup, deux en octobre et trois en novembre de la première année, pour imposer çà et là comme une maison incontournable dès le début. Chacun de ces titres avait été imprimé à 2 500 exemplaires, ce qui me semblait alors très raisonnable et prudent. Évidemment, je m’étais trompé sur toute la ligne, et tous ces choix idiots ont failli coûter la vie à la maison. Comme je suis un peu borné, je me suis entêté et j’ai ajusté le tir, ce qui nous a permis de tenir jusqu’au premier succès en librairie, Château l’Attente de Linday Medley, en 2007.
Au sein des Éditions Ça et Là, la maison d’édition que vous avez créée en 2005, vous éditez principalement des bandes dessinées d’auteurs non francophones. Pourquoi ?
Serge Ewenczyk : C’est la ligne éditoriale fixée à la création de la maison d’édition en 2005. Il y avait déjà un certain nombre d’éditeurs spécialisés en bandes dessinées (et beaucoup plus maintenant). Je voulais que çà et là ait une petite spécificité. Étant grand lecteur de bandes dessinées étrangères depuis longtemps, et notamment de romans graphiques américains, il m’a semblé cohérent de me spécialiser dans le domaine étranger avec l’idée de faire découvrir des auteurs et autrice inconnus ou presque, et des pays dont on connaissait peu la production artistique en France (même si j’ai essentiellement commencé avec des bandes dessinées anglo-saxonnes avec notamment Peter Kuper et Andi Watson).
Comment se passe la sélection des livres édités au sein des Éditions Ça et Là ?
Serge Ewenczyk : Aux débuts de çà et là, j’ai dû montrer patte blanche. Je suis allé au Festival d’Angoulême rencontrer des éditeurs étrangers, ainsi qu’à la Foire internationale du livre de Francfort où les éditeurs du monde entier, tous genres confondus, se retrouvent chaque année en octobre. Lorsque je trouvais un livre qui m’intéressait, je faisais une offre pour le publier en langue française. J’affectionne ce qu’on appelle la « non-fiction » (les documentaires, reportages, témoignages, autobiographies), on retrouve donc beaucoup de titres dans ce domaine au sein du catalogue, comme Trop n’est pas Assez de Ulli Lust (Autriche), Mon Ami Dahmer de Derf Backderf (Etats-Unis) ou La Métamorphose iranienne de Mana Neyestani (Iran). Mais je peux avoir aussi des coups de cœurs pour des livres dans d’autres registres. Ce qui m’a amené à publier par exemple Elmer du philippin Gerry Alanguilan (un drame dans une famille de poules), ou la série Déplacement de l’américain Joshua Cotter (de la SF).
Quelles sont les différentes étapes qui succèdent à la sélection des livres à éditer ?
Serge Ewenczyk : Une fois le contrat d’achat des droits signé, nous passons à l’étape de la traduction. Il s’agit alors de trouver la bonne personne pour traduire le livre. C’est assez facile dans les langues courantes comme l’anglais ou l’allemand et beaucoup plus compliquée dans des langues rares comme le turc par exemple. Au fil du temps, nous avons créé des relations durables avec des traducteurs et traductrices, par exemple Dominique Nédellec est devenu le traducteur attitré de Marcello Quintanilha (Brésil) et Philippe Touboul celui de Derf Backderf (Etats-Unis). Une fois la traduction finalisée, nous réalisons le lettrage. C’est-à-dire que nous remplaçons le texte d’origine par la traduction française, dans les bulles et aux autres endroits. Cette partie est en général réalisée en interne par notre directrice artistique, Hélène Duhamel. Il nous arrive parfois de solliciter les auteurs et autrices d’origine et leur proposer de réaliser eux-mêmes le lettrage de la version française, c’est le cas de Walicho de Sole Otero (Argentine) dans nos parutions récentes. Et parfois nous travaillons avec des lettreuses qui imitent le style d’écriture de l’auteur ou l’autrice d’origine. Cela a par exemple été le cas pour Come over Come over de Lynda Barry, magistralement lettré par Céline Merrien.
Ensuite, le livre part à l’impression, une étape hautement sensible. Puis nous assurons ensuite la promotion du livre par tous les moyens à notre disposition, en envoyant le livre aux médias, en donnant un exemplaire avant sa sortie aux principaux libraires et en organisant des tournées d’auteurs et autrices.
Les ouvrages édités par les Éditions Ça et Là sont-ils disponibles dans toutes les librairies et autres lieux de vente des livres en France ?
Serge Ewenczyk : Notre catalogue est distribué en France, Belgique, Suisse et au Québec par Belles Lettres Diffusion Distribution. Cette structure indépendante de taille moyenne travaille avec la plupart des librairies et des chaînes (comme la FNAC). En général chaque année, environ 2 000 libraires vendent au moins un livre de çà et là. Mais 400 de ces libraires représentent à eux seuls 80% de nos ventes. Les librairies qui nous soutiennent le plus sont les librairies indépendantes généralistes et celles spécialisées en bande dessinées.
Ces dernières années ont été marquées par les succès publique et critique de plusieurs bandes dessinées publiées aux Éditions Ça et là : Écoute, jolie Márcia (Fauve d’or d’Angoulême en 2022), La couleur des choses (Grand Prix de la Critique ACBD et Fauve d’or d’Angoulême en 2023)… Que représentent ces prix pour vous en tant qu’éditeur indépendant ?
Serge Ewenczyk : Ces prix ont été extrêmement importants pour Çà et là. D’une part, ils sont très gratifiants pour les deux auteurs concernés, Martin Panchaud et Marcello Quintanilha. Le fauve d’or est l’une des plus grandes récompenses qu’un auteur peut recevoir dans le monde de la bande dessinée, et ils y ont été très sensibles. Martin l’a eu en début de carrière puisque La couleur des choses est son premier livre, et Marcello à un stade beaucoup plus avancé puisqu’il avait déjà publié une quinzaine de titres. Et pour Çà et là, cela représente une très grande fierté. Très peu de maisons d’édition ont remporté deux fois le Fauve d’or, a fortiori deux fois de suite. Et ces prix ont également eu des répercussions sur les ventes de ces livres, aussi bien les ventes en France que les ventes de droits à des éditeurs de pays étrangers. Écoute, jolie Marcia, dont nous avons les droits monde a, suite au Fauve d’or, été publié dans une petite dizaine de pays, dont les Etats-Unis et la Corée du Sud !
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Depuis l’avènement des intelligences artificielles, une grande partie du monde de la culture s’inquiète de la disparition progressive de leurs métiers ou de l’amoindrissement des collaborations avec les éditeurs. Une réaction ?
Serge Ewenczyk : L’IA soulève de nombreuses questions, en particulier pour la partie création (de textes ou de dessins). Pour moi, il est inconcevable de faire appel à cet outil en vue de remplacer toute ou partie du travail des auteurs et autrices de bandes dessinées. Nous devons également être vigilants et trouver des moyens simples et efficaces pour empêcher ces applications d’utiliser du contenu créé par nos auteurs et autrices. Nous allons également intégrer dans nos contrats de traduction une clause spécifique qui précise que nous ne pourrons pas faire appel à l’IA pour corriger des textes traduits et de leur côté les traducteurs et traductrices s’engageront à ne pas faire appel à l’IA pour traduire des textes.
Quels sont vos derniers plaisirs lectoriels ?
Serge Ewenczyk : Dans le domaine de la bande dessinée, Les contes de la mansarde de Elizabeth Holleville et Iris Pouy (Employé du Moi), La Harde de Marijpol (Atrabile) et Haute Enfance de Néjib (Gallimard BD).
Y a-t-il quelques bandes dessinées que vous conseillerez à celles et ceux qui ont envie de découvrir le médium ?
Serge Ewenczyk : La liste serait tellement longue… Disons que dans mon panthéon personnel, on trouve Chris Ware, Hugo Pratt, Alan Moore, Goscinny, Franquin et Gotlib. Dans les incontournables de ces dernières décennies, je dirais Maus d’Art Spiegelman, Persépolis de Marjane Satrapi, Les Pilules Bleues de Frederik Peeters, Jimmy Corrigan de Chris Ware, Gorazde de Joe Sacco, Pyongyang de Guy Deslisle, Approximativement de Lewis Trondheim, Watchmen de Moore et Gibbons…
Quelle est votre définition personnelle de la bande dessinée ?
Serge Ewenczyk : J’ai une définition très large de cet art, dont l’une des caractéristiques fondamentales à mes yeux est son étonnante plasticité, sa capacité à s’incarner dans des formes très différentes. Tout ce qui est narration séquentielle avec des dessins relève pour moi de la bande dessinée, qu’il y ait une seule case ou soixante cases par page, du texte ou pas, des illustrations figuratives ou abstraites, tout est envisageable. Cela se remarque d’ailleurs dans les titres du catalogue de çà et là, du dessin ultra réaliste de Marcello Quintanilha dans Tungstène aux icones minimalistes de Martin Panchaud dans La couleur des choses en passant par les collages et dessins aux feutres et crayons de Frank Santoro dans Pittsburgh.
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Et de la littérature ?
Serge Ewenczyk : Je n’ai pas l’impression qu’il soit nécessaire de définir ce qu’est la littérature. J’en serai bien incapable.
Quels sont les textes, auteurs et autrices qui vous ont permis de vous construire intellectuellement et humainement ?
Serge Ewenczyk : Plus jeune, je me suis plongé corps et âme dans la SF et le Polar, ensuite, j’ai lu et relu presque compulsivement certains auteurs et autrices, dont Boris Vian, Paul Auster, Patrick Modiano et Marguerite Duras. J’ai aussi été fasciné par l’inventivité de Perec, Calvino, Borges et Butor. Et un peu plus récemment par des auteurs et autrices américains comme Franzen, Louise Erdrich et Foster Wallace. Il y a aussi La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski. J’ai lu beaucoup de littérature étrangère. Cette appétence pour le domaine étranger est sans doute à l’origine de mon envie de consacrer le catalogue de çà et là aux auteurs et autrices de pays étrangers.
La littérature, qu’elle soit française ou étrangère a toujours été une affaire de langues. Quel rapport entretenez-vous avec les langues que vous parlez, notamment le français ?
Serge Ewenczyk : Un rapport d’amour-haine, comme de nombreux ex cancres en orthographe ! De mémoire, je faisais tellement de fautes au collège que je n’ai jamais réussi à avoir mieux que zéro en dictée. C’est-à-dire qu’en général, j’avais des notes négatives… Visiblement, cela n’a pas été un frein ou bien j’ai réussi à développer des stratégies de contournement suffisamment efficaces pour palier à ce handicap de départ. J’aime beaucoup l’exercice de la traduction : voir quels ont été les choix faits par les traducteurs et les traductrices, en discuter avec eux. Décider s’il vaut mieux parfois garder une référence ultra précise du texte d’origine ou bien la transposer pour qu’elle soit compréhensible par les lecteurs et lectrices, ou faire une note de bas de page. Comment traduire les onomatopées etc., ce sont des sujets passionnants.
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Avez-vous d’autres projets en perspective pour les Éditions Ça et là ?
Serge Ewenczyk : Je n’ai pas d’ambition particulière pour Çà et là, pas de nouveaux projets. Juste de continuer à publier les livres qui m’intéressent, en accordant à chacun l’attention qu’il mérite et à les accompagner aussi bien que possible. Idéalement pendant encore vingt ans…
Un conseil à celles et ceux qui ont envie de se lancer dans l’édition indépendante de bandes dessinées ?
Serge Ewenczyk : Ne pas hésiter une seconde à se lancer, c’est un métier passionnant, très gratifiant, on apprend des choses en permanence, le travail avec les auteurs et autrices est extraordinairement stimulant. Il faut juste avoir une bonne dose de sang-froid, une capacité hors norme à être dans le déni, et ne pas être gêné par l’instabilité chronique d’une maison d’édition indépendante.