Claire Le Men, autrice : « Il y a des livres qui m’ont soignée comme notre médecine n’en aurait pas été capable »

Claire Le Men © DR

Le Non-événement est un livre essentiel à lire et à diffuser urgemment, en raison des analyses habilement développées par Claire Le Men, qui décortique avec un regard féministe la question de la fausse couche, longtemps restée taboue dans la société, y compris dans les cénacles féminins et féministes. Entretien avec Claire Le Men.

Pour débuter, je vous demande une biographie. Quel est votre parcours ?

Claire Le Men : Je suis née en 1990 à Paris, j’y ai grandi et étudié la médecine. Puis je me suis spécialisée en psychiatrie, ce qui m’a inspiré mes deux premiers romans graphiques (Le syndrome de l’imposteur et Nouvelles du dernier étage). J’ai finalement quitté mon internat pour faire une école de bande dessinée et illustration à Paris, le CESAN (Centre d’étude spécialisé des arts narratifs).
J’habite loin de Paris depuis quelques années, dans un petit village du Finistère, d’où j’ai pu travailler à mes trois ouvrages suivants : un essai graphique et autobiographique sur l’art (Mon musée imaginaire), un documentaire jeunesse illustré sur les fleurs (Monstres en fleurs) et mon premier livre sans images, entre le roman et l’essai (Le non-événement).

Pourquoi écrivez-vous ?

Claire Le Men : L’écriture me permet de me pencher plus précisément vers les sujets qui m’intéressent : j’ai commencé avec un premier roman graphique sur la psychiatrie alors que j’étais interne en psychiatrie et le fait de réfléchir à ce sujet, qui était pourtant mon quotidien, dans le cadre de l’écriture m’a permis de le penser autrement. Le fait d’avoir un projet d’écriture est aussi une motivation à la lecture : en tant qu’interne en psychiatrie, je n’avais jamais trouvé le temps de lire l’histoire de la folie de Michel Foucault, et je ne m’y suis attelée seulement lorsque j’ai commencé à écrire ma bd par exemple. C’est pareil pour mon troisième roman graphique, Mon musée imaginaire (un essai graphique et autobiographique sur l’art) : j’ai beau avoir grandi avec une mère historienne de l’art, c’est seulement lorsque j’ai décidé d’écrire sur elle que j’ai commencé à lire des livres sur ce sujet (et les livres qu’elle avait écrits !) C’est la même chose pour les livres suivants. De manière générale, je suis toujours étonnée et heureuse de voir ce que l’écriture peut m’apporter comme réponse, et parfois, c’est même le fait d’écrire qui me permet de découvrir ce que je pense profondément et ne soupçonnais pas forcément.

Comment écrivez-vous ?

Claire Le Men : J’ai toujours avec moi des carnets sur lesquels je prends des notes très rapides et illisibles sur ce qui m’interpelle, j’y note aussi des références d’ouvrage, des idées, des listes de courses…
Quand j’ai envie d’approfondir un thème, je reprends mes notes pour retrouver tout ce que j’avais consigné et j’organise ces pensées. Je lis beaucoup et les lectures amènent d’autres lectures qui viennent orienter l’écriture.
Je n’ai pas procédé de la même façon pour chacun de mes ouvrages, mais je dirais que de manière générale, je suis toujours surprise de découvrir le livre au fur et à mesure de sa construction, je n’ai pas forcément d’idée bien définie avant de me lancer.

Sur quel support écrivez-vous ? Avez-vous un rituel ?

Claire Le Men : Pas vraiment, à part celui de beaucoup lire sur le sujet qui m’intéresse, ça m’aide à réfléchir et à faire des liens.
Tout ce qui est idées et prise de note est sur des carnets, la rédaction est sur l’ordinateur.

Vous avez récemment publié chez Gallimard Le non-événement, un ouvrage qui développe entre autres une réflexion saisissante sur la quasi-absence de récits littéraires et sociologiques sur la fausse-couche. Quelle en est la raison ?

Claire Le Men : Les raisons sont probablement multiples : tout d’abord le fait que ce sujet soit tabou au sein de notre société, on nous apprend très tôt qu’on ne parle pas d’une fausse couche, d’ailleurs il est conseillé de taire sa grossesse lors du premier trimestre, alors même que celui-ci est souvent le plus difficile… De manière générale, le récit autour de la maternité est fermement encadré : on ne parle pas de ce qui est malheureux.
Forcément, cet angle mort se retrouve donc dans nos représentations artistiques : très peu de tableaux représentent des fausses couches (Frida Kahlo est une des exceptions), presque pas de films sur le sujet ou souvent mal représenté, et donc peu de livres et de réflexions… Par ailleurs, les femmes qui écrivent ont longtemps évité de toucher à la maternité dans leurs textes. Comme le dit Marie Darrieussecq dans Le bébé, celui-ci est « l’objet le plus mineur qui soit pour la littérature ».
Enfin, je crois que faire de la fausse couche un sujet est parfois hélas perçu comme une menace pour le droit à l’IVG, il y a beaucoup d’amalgames et de rapprochements malheureux entre ces deux expériences singulières qui peuvent traverser la vie d’une femme.

Construit à partir notamment d’événements ayant parsemé votre quotidien après une fausse couche, le livre met également en exergue le tabou qui règne sur ce sujet, y compris au sein d’une parentèle, et l’impossibilité qu’ont certains à comprendre l’affliction d’une femme ayant fait une fausse couche...

Claire Le Men : Oui, la fausse couche a beau être très fréquente puisqu’une femme sur quatre en vivra une dans sa vie, le silence est tel que personne ne sait véritablement comment réagir. Il n’y a pas de rituel, pas de parole, pas de soutien pour cet événement qui est le plus souvent tu et vécu dans la solitude. La fausse couche n’existe finalement que dans le secret médical où elle est banalisée et négligée parce qu’elle est fréquente donc « peu grave » et aussi je crois, car les médecins ne peuvent rien faire pour l’éviter et que cela dérange dans une culture médicale de l’action.

Ce tabou est également présent au sein des cénacles féministes. À quoi est-il corrélé d’après vous ?

Claire Le Men : Il y a d’abord le fait que le sujet de la maternité a longtemps été évité par les femmes qui écrivent. Des figures phares du féminisme comme Simone de Beauvoir ont peut-être contribué, depuis une autre époque et un autre contexte, à tenir ce thème à distance. Cela change de plus en plus aujourd’hui et s’inscrit dans ce tournant de réappropriation de nos corps que la philosophe Camille Froideveaux-Metterie appelle « le courant génital du féminisme ».
J’ai abordé ces questions dans mon livre et mon intention était de porter un regard féministe sur le vécu de la fausse couche, mais le livre n’a pourtant pas eu de recensions dans des revues féministes et de manière générale moins d’écho dans la presse que ce que j’avais imaginé, comme si le tabou autour de ce sujet se rejouait. Alors même que je n’ai jamais reçu autant de messages de lecteurs (ou plutôt lectrices) que pour ce livre… Cela reste donc peut-être un sujet trop « intime » ? Je suis pourtant d’accord avec les féministes qui affirment que l’intime est politique…

Pour moi, la littérature est le lieu de l’honnêteté et de la sincérité.

Claire Le Men

Pour raconter cette histoire, vous optez pour deux modes de narration dont l’une à la première personne qui vous permet d’expliciter, d’éclaircir les événements vécus à l’issue de cette fausse couche…

Claire Le Men : Oui, le livre commence comme un roman autobiographique, avec le personnage de Lucile, qui était aussi celui de mon premier roman graphique sur la psychiatrie. C’est un peu mon alter ego naïf qui a un regard plutôt candide et drôle. Puis je reprends la parole pour aller vers une forme plus réflexive qui se rapproche peut-être plus de l’essai et qui questionne entre autre l’absence de la fausse couche dans la littérature.
Le texte commence donc d’une façon et finit d’une autre, comme s’il se détournait du chemin initial et que le sujet de l’écriture devenait aussi le sujet du livre. C’était d’abord des oscillations et hésitations entre les différents points de vue d’écriture puis ce virement de bord est devenu un parti-pris : j’ai travaillé cette forme parce que les réticences à la parole et les entraves à l’écriture sont une des raisons du vécu douloureux des fausses couches, du fait de cette assignation au silence.

Parmi les nombreux auteurs qui vous permettent de raffermir vos analyses dans le livre, il y a Annie Ernaux, Simone de Beauvoir et Jean Paul Sartre. Qu’est-ce qui vous plaît chez ces auteurs ?

Claire Le Men : J’ai un faible pour les textes autobiographiques (et je préfère donc Les Mémoires d’une jeune fille rangée au Deuxième sexe ou Les mots à La nausée dont je parle dans mon texte). Ce qui me plaît particulièrement dans ce genre, c’est le pouvoir de toucher l’universel et de questionner notre société en puisant dans l’intime. Et c’est ce qui me plaît dans l’œuvre d’Annie Ernaux en général.

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Quels sont les autres auteurs et autrices que vous aimez ? Vous ont-ils permis de vous construire intellectuellement et humainement ?

Claire Le Men : C’est difficile de choisir, mais j’ai longtemps dit que Romain Gary était mon auteur préféré et je l’ai énormément lu pendant mon adolescence. Il y a beaucoup d’humanité et d’humour dans ses livres, ce qui donne l’impression de le connaître personnellement. J’apprécie les auteurs qui sont capables d’humour et d’autodérision, Albert Cohen, Tom Wolfe, Georges Perec…
Sans aucune originalité, un des auteurs qui m’a le plus accompagné est Marcel Proust, car j’écoute La Recherche en livre audio depuis plusieurs années quand je dessine mes BD (lu par de grands acteurs de la Comédie-Française, par les éditions Thélème, c’est le meilleur accompagnement sonore pour peindre !) Mais je pense que s’il fallait choisir un auteur et un livre, ce serait Le mythe de Sisyphe d’Albert Camus qui a été une véritable révélation et vers lequel je me tourne souvent : un essai qui se propose de répondre à la question de savoir si la vie vaut la peine d’être vécue, et qui y parvient, ce n’est pas rien !

Quelle est votre définition personnelle de la littérature ?

Claire Le Men : Pour moi, la littérature est le lieu de l’honnêteté et de la sincérité.

La littérature peut-elle encore quelque chose dans notre société ?

Claire Le Men : C’est une question qui me hante : ayant quitté la médecine, métier que tout le monde considère « utile » pour celui d’autrice, j’ai même souvent été attaquée sur ce point. On me reprochait d’avoir gâché mes études pour quelque chose de futile finalement. L’état d’esprit de la pandémie, qui avait séparé les choses « essentielles » et « non essentielles » allait aussi dans ce sens : on applaudissait les médecins à 20h et on critiquait sévèrement les « journaux de confinement » des écrivains…
En tant que lectrice, l’utilité de la littérature m’apparaît évidente, il y a des livres qui m’ont soignée comme notre médecine n’en aurait pas été capable, des livres qui m’ont ouvert l’esprit, mais j’ai aussi conscience de ma position de privilégiée, ayant grandi parmi les livres…
Pour mon dernier livre en tout cas, Le non-événement, que j’ai en partie écrit pour combler un vide narratif, j’ai eu la joie de recevoir de nombreux messages de remerciements de femmes qui me disaient combien cette lecture, dans laquelle elles retrouvaient leur histoire, leur avait fait du bien. J’ai aussi reçu des messages de médecins me disant que mon texte leur avait fait réfléchir à leur pratique et leur éventuelle négligence vis-à-vis des patientes. Si la littérature peut consoler et faire changer les pratiques, c’est déjà quelque chose…

Depuis que j’ai eu un enfant, il y a un an, le thème qui m’appelle vraiment c’est celui de la maternité : j’aimerais écrire sur ce sujet sur lequel il y a énormément à dire et relativement peu à lire.

Claire Le Men

Pour de nombreux auteurs figurant dans votre panthéon, la littérature est d’abord une affaire de langues. Quel rapport entretenez-vous avec les langues que vous parlez, notamment le français ?

Claire Le Men : J’aime beaucoup réfléchir au sens caché que portent les mots, les expressions, les plaisanteries que l’on dit sans réfléchir.
Dans Le non-événement, j’ai souvent décortiqué dans le détail les phrases apparemment anodines, prononcées sans y penser, pour mettre à nu la violence qu’elles peuvent véhiculer. La simple expression de « fausse couche » porte en elle toute l’attitude de déni de notre société vis-à-vis des grossesses qui s’arrêtent trop tôt mais qui ont pourtant commencé comme les autres grossesses et ont donc bien été vécues comme tel par les femmes qui les ont portées.
Dans mon autre livre paru cette année, Monstres en fleurs, un guide de botanique ludique sur les fleurs, je me suis beaucoup amusée à chercher l’étymologie des fleurs et leurs différents noms vernaculaires, car il y a énormément à apprendre sur la plante simplement à partir de son nom. Le livre devait être traduit en allemand et anglais, deux langues que je parle, donc j’ai aussi cherché les noms dans ces autres langues et très souvent, ce sont les mêmes ! Par exemple le myosotis qu’on appelle aussi le « ne m’oubliez-pas » en français, fleur synonyme de fidélité pour les amoureux, s’appelle aussi forget-me-not en anglais ou vergissmeinnicht en allemand, et c’est comme ça dans beaucoup d’autres langues, du danois jusqu’au chinois !

Comment avez-vous construit votre langue d’écriture ?

Claire Le Men : Je ne sais pas du tout, je crois qu’on n’a jamais vraiment conscience de sa langue quand elle est sincère, et c’est pareil pour le style en dessin. On commence toujours par imiter, s’inspirer de ceux qu’on admire, ce n’est pas toujours une réussite, et à force de croisements d’influences, on finit par être soi-même et c’est là que c’est finalement bien.

Avez-vous d’autres projets en perspective ?

Claire Le Men : En ce moment, j’illustre un livre jeunesse sur le sommeil, qui va paraître l’année prochaine chez Helvetiq, l’éditeur de mes Monstres en fleurs.
Sinon je réfléchis depuis quelques années à un roman graphique sur la nourriture, une de mes passions !
Mais depuis que j’ai eu un enfant, il y a un an, le thème qui m’appelle vraiment c’est celui de la maternité : j’aimerais écrire sur ce sujet sur lequel il y a énormément à dire et relativement peu à lire. Pour l’instant, j’en suis à l’étape où je lis beaucoup et je prends énormément de notes de mon expérience et j’espère commencer à écrire bientôt. Je ne sais pas encore quelle forme cela prendra, mais j’ai hâte de voir !

Quels conseils donneriez-vous à celles et ceux qui ont envie de se lancer en littératures ?

Claire Le Men : Il y a un conseil un peu banal, mais que je trouve très vrai, c’est qu’il ne faut pas chercher à imiter. Pourtant, je crois qu’on passe tous par cette phase et que ça fait partie du chemin, donc il faut peut-être l’accepter aussi.
Alors peut-être que le seul conseil qui vaille est qu’il faut continuer !

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