Soundouss Chraïbi, journaliste : « En isolant les mots au bon endroit, Abdellah Taïa démultiplie leur profondeur »

Soundouss Chraïbi © DR

Pourvue d’une plume érudite et accorte, la journaliste Soundouss Chraïbi est devenue en quelques années une figure incontournable de Telquel, l’hebdomadaire marocain pour lequel elle publie régulièrement des critiques d’œuvres littéraires et cinématographiques. Un statut qui fait d’elle la meilleure interlocutrice pour discuter de l’œuvre du romancier marocain Abdellah Taïa, dont le prochain livre paraîtra ce mois aux Éditions Julliard. Entretien.

Comment avez-vous découvert Abdellah Taïa ? Quid de son œuvre ?

Soundouss Chraïbi : Je suis journaliste pour l’hebdomadaire marocain TelQuel depuis plusieurs années, dans lequel je tiens la rubrique littéraire Qitab. C’est une rubrique que l’on m’a confiée quelques mois après mon arrivée à la rédaction, et Abdellah Taïa a été le premier écrivain que j’ai interviewé dans le cadre de cette rubrique. Nous sommes alors à l’été 2020, et Abdellah Taïa n’avait pas d’actualité particulière. Mais cette rubrique avait été conçue dans la volonté de nouer un dialogue avec les écrivains marocains, et de créer un espace d’échange hebdomadaire autour de la littérature et de ses acteurs. J’ai tenu à commencer par lui.

Dans mes souvenirs, Abdellah Taïa était l’un des tous premiers auteurs marocains que j’ai lus, avec Tahar Ben Jelloun et Mohamed Choukri. Adolescente, je me souviens être en train de lire un de ses romans, et de m’être dit, « j’aurais beaucoup de choses à dire à cette personne, beaucoup de questions à lui poser ». Quelques années plus tard, j’ai eu l’occasion de le faire autour de cette interview. C’était un rendez-vous par Skype, qui avait facilement duré près de deux heures. Aujourd’hui, je vois en lui un écrivain de grand talent, d’une rare loyauté à ses convictions et aux émotions qui l’animent

Abdellah Taïa est l’un des rares auteurs marocains à avoir construit une œuvre qui aborde les tabous et contradictions du Maroc (inégalité économique, homosexualité, avortement…). De quelle manière son œuvre influence-il votre réflexion ?

Soundouss Chraïbi : Je ne suis pas entièrement d’accord avec le constat que dresse cette question, car la littérature marocaine revêt une dimension très sociale. Nombreux sont les écrivains marocains à avoir écrit sur les tabous, les contradictions et les injustices de la société. Au point que toutes ces questions – la liberté sexuelle, les violences sociales, etc… – qui sont encore taboues dans la société, ne le sont plus vraiment en littérature, car les écrivains et écrivaines s’en sont abondamment emparés. En revanche, je pense que l’une des spécificités de l’œuvre d’Abdellah Taïa est d’avoir été le premier à faire de l’homosexualité une thématique centrale de ses livres au fil des années, sans cacher leur inspiration autobiographique, ni craindre la redondance, et encore moins craindre que cette homosexualité ne prenne « trop » de place. Elle s’impose partout, et c’est tout le propos. Cela demande un courage extraordinaire. Un jour, je lui ai demandé s’il ne redoutait pas que cette thématique soit devenue une case à laquelle il serait désormais assigné. Il m’a répondu : « Je ne me suis toujours pas lassé de mon homosexualité, je n’ai toujours pas fini de l’explorer ». Cette réponse est très importante, car elle nous permet de mesurer toute l’étendue de la profondeur de son œuvre, empreinte d’une réaffirmation constante d’un « je » qui n’est pas que souffrance, et dont il se dégage une véritable liberté à travers sa quête de soi.

Les textes d’Abdellah Taïa ont-ils contribué à l’ouverture d’un débat sur les droits des femmes et des LGBT au Maroc ?

Soundouss Chraïbi : Pour différentes raisons, je ne pense pas que l’on puisse parler d’un véritable débat sur les droits des LGBT au Maroc, ne serait-ce que parce que des réformes sociales sont en cours, et que la dépénalisation de l’homosexualité n’est pas sur la table des considérations et réflexions qui sont menées. En revanche, le rôle qu’a joué Abdellah a été d’apporter le premier témoignage public, brut et sans concession, de ce que pouvait être le vécu d’un jeune gay au Maroc. Il faut mesurer l’importance que cela représente. Aujourd’hui, les jeunes LGBT marocains souffrent, mais, à la différence de la génération de Abdellah Taïa, beaucoup savent qu’ils ne sont pas complètement isolés, qu’il existe une communauté de gens comme eux dans leur pays. Et ce, précisément parce qu’il y a 20 ans, Abdellah a été le premier à leur dire qu’ils n’étaient pas seuls, qu’ils avaient le droit, eux aussi, d’exister et de raconter cette existence. En 2007, c’est sur la une de TelQuel que Abdellah Taïa a fait son coming-out. Il faut imaginer ce que cela a pu représenter pour toute une génération. L’affirmation de cette vérité lui a beaucoup coûté, il a été l’objet de nombreuses campagnes de haine, de menaces et de harcèlement, mais c’est quelque chose qu’il a fait pour que les autres ne subissent pas la solitude que lui a subi en grandissant. La visibilité qu’il a apporté à la communauté LGBT a pleinement contribué à la naissance d’une réflexion plus large à la fin des années 2000 sur les libertés individuelles. Encore une fois, je ne parlerai pas de débat à proprement dit, car la question des droits LGBT continue d’être marginalisée, mais il y a néanmoins une étape qui a été franchie à travers Abdellah Taïa.

Quel est votre livre préféré d’Abdellah Taïa ?

Soundouss Chraïbi : Celui qui est digne d’être aimé, paru il y a quelques années, et qui mérite à mon sens beaucoup plus de reconnaissance. D’abord, parce que la structure épistolaire me plaît énormément. Ensuite, parce qu’il met le doigt sur une forme de domination très subtile, dont la littérature marocaine ne s’est pas encore énormément saisie, celle du mythe pervers du sauveur blanc, avec l’arabe en figure d’opprimé, et le français en figure d’émancipateur.

Comment qualifierez-vous son travail littéraire ?

Soundouss Chraïbi : Sur le plan stylistique, Abdellah Taïa est un écrivain qui aime la simplicité et qui parvient à la maîtriser. La brutalité de ses mots et de son écriture est parfois interprétée, à tort, comme de la facilité. Il faut au contraire beaucoup de talent, et un vrai sens de la structure, pour parvenir à produire ce qu’on qualifie d’écriture « simple ». En isolant les mots au bon endroit, Abdellah Taïa démultiplie leur profondeur. En les enchaînant au bon endroit, il parvient à refléter leur fatalité.

Ensuite, il y a une authenticité qui se dégage de son œuvre, et qui tient à la conviction de l’auteur que rien de ce qu’il pense ou ressent ne doit être mis de côté, que tout mérite d’être dit et raconté. Au risque de me répéter, cela demande énormément de courage, précisément parce qu’il a toujours assumé son recours à l’autofiction. La vulnérabilité qu’il accepte de livrer à ses lecteurs est poignante. Derrière toutes les douleurs qu’ils racontent, on oublie que les livres d’Abdellah Taïa parlent énormément d’amour…