Romaric Vinet-Kammerer, traducteur : « La littérature donne de l’ampleur au réel »

Romaric Vinet-Kammerer © Yves Beloniak

Figurant parmi les métiers qui contribuent à la circulation des textes, notamment littéraires, la traduction nécessite maintes aptitudes, souvent méconnues du grand public, dont la documentation scientifique, historique et culturelle. Considéré à bon escient comme « l’un des grands plaisirs de la traduction » par Romaric Vinet-Kammerer, grand traducteur des textes de Cookie Mueller, de Kevin Bentley et Louise Meriwether, ce travail de documentation est assurément ce qui permet aux traducteurs de s’immerger dans un univers précis pour mieux en rendre compte aux lecteurs… Avec l’émergence de plusieurs débats sur la traduction ces dernières années, nous avons décidé de nous entretenir avec le traducteur français Romaric Vinet-Kammerer, qui nous dévoile les rouages de son métier.

Pour débuter, je vous demande une biographie. Quel est votre parcours ?

Romaric Vinet-Kammerer : J’ai passé l’essentiel de mon enfance et de mon adolescence au Tchad et en Alsace. Ensuite, j’ai fait des études à Mulhouse, Montréal et Paris. J’ai notamment fait un doctorat en cinéma à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. C’était un doctorat sur l’histoire des paysages urbains américains dans le cinéma européen. Pour ces travaux, j’entrecroisais un corpus de films, un corpus d’essais, un corpus de travaux critiques datant des années soixante, soixante-dix et quatre-vingt avec la littérature et le champ photographique de l’époque pour analyser ce que les paysages pouvaient révéler d’un moment d’histoire. J’ai soutenu ce doctorat en 2005. Quelque temps après, j’ai proposé un projet de traduction d’un essai américain à une éditrice. Le projet ne s’est pas fait, mais l’éditrice qui était en train de créer sa propre maison d’édition m’a proposé de rejoindre son équipe. J’y ai travaillé de 2007 à 2017. En 2017, j’ai retrouvé une place au Mercure de France où je travaille actuellement en tant que chargé de communication.

Comment êtes-vous devenu traducteur ?

Romaric Vinet-Kammerer : Au début des années 2010, j’ai un peu aidé une amie de Montréal qui vivait à Berlin et qui cherchait un éditeur pour son livre sur Cookie Mueller. Quand son livre est paru (Edgewise: A Picture of Cookie Mueller), je me le suis tout de suite procuré. C’est un livre que j’avais beaucoup aimé et qui m’a appris certaines choses sur Cookie Muller. Par exemple, je n’avais jamais identifié Cookie Mueller comme quelqu’un qui écrivait. Je la connaissais comme égérie, comme actrice, comme modèle photo pour Nan Goldin, mais pas comme écrivaine. Alors j’ai commencé à enquêter pour savoir s’il y avait un éditeur qui travaillait sur un projet de traduction de ses textes. Chloé Griffin, mon amie, m’a répondu non et m’a conseillé de contacter son éditrice américaine. J’ai contacté celle-ci qui m’a confirmé les propos de mon amie : il n’y avait jamais vraiment eu d’intérêt en France pour les livres de Cookie Mueller. C’est à partir de là que tout a commencé, je venais de mettre un pied dans la traduction.

Les textes que vous avez traduits en français sont tous des textes écrits en langue anglaise. Quelle en est la raison ?

Romaric Vinet-Kammerer : J’aime énormément la langue anglaise. Il y a une économie et une rapidité qu’il est possible d’avoir avec la langue anglaise qui m’a toujours plu. Lorsqu’une belle traduction est capable de restituer ça en français, ça me fait très plaisir. Souvent, lorsque je lis un texte en anglais et que je l’aime énormément, je me mets à imaginer ce que donnerait une traduction française. J’ai eu ce sentiment avec les textes de Cookie Muller, notamment avec Walking Through Clear Water in a Pool Painted Black (Traversée en eau claire dans une piscine peinte en noir en français).

Mes premiers pas dans la traduction se sont justement faits avec ce texte lorsque j’ai contacté Chris Kraus, son éditrice américaine qui est une femme passionnante. Au départ, c’était une artiste qui a réalisé beaucoup de vidéos, qui a publié des livres dans une maison d’édition créée à la fin des années quatre-vingt avec son compagnon Sylvère Lotringer. C’est dans cette maison qu’elle a publié I Love Dick, un livre épistolaire formidable sur une femme en couple qui tombe amoureuse de Dick et qui va entretenir avec celui-ci une correspondance faite de réflexions critiques sur la féminité, la liberté, les arts contemporains et l’émancipation individuelle… Chris Kraus a très rapidement répondu à mon message en m’expliquant qu’il n’y avait pas eu d’intérêt en France pour les textes de Cookie Muller : aucun éditeur ne s’était manifesté. Elle m’a préconisé de contacter ses héritiers, à qui appartenaient les droits de ses livres pour savoir s’ils seraient intéressés ou non.

J’ai contacté le fils de Cookie Muller, qui a été très séduit par le projet de traduction des textes de sa mère en France. C’est après ce moment que je me suis mis à constituer un échantillon d’extraits traduits, que j’ai soumis à plusieurs éditeurs, qui pouvaient être intéressés par le projet. Parmi ces éditeurs, il y avait Finitude. L’équipe de Finitude a été incroyable dans le sens où elle a réagi avec une rapidité vraiment surprenante : j’avais envoyé le texte un vendredi, le mercredi suivant j’ai eu un retour de Thierry Boizet qui me demandait de lui téléphoner. Tout est allé très vite. Ils ont acheté les droits du texte, on a travaillé sur la traduction et le livre est paru. Il a eu un bel accueil dans la presse et du côté des lecteurs. Les gens étaient contents de découvrir l’écriture de Cookie Mueller.

Lors de la traduction, j’ai découvert qu’elle avait publié d’autres écrits dont certains avaient été rassemblés dans une anthologie, et d’autres qui avaient été publiés à l’époque dans des livres collectifs maintenant épuisés. Dans un premier temps, on s’est dit qu’il serait intéressant de rassembler ces autres récits de Cookie Mueller sous un volume, parce qu’elle a écrit beaucoup de récits où elle racontait des moments de sa vie en les fictionnalisant un petit peu. Mais ensuite, on s’est rendu compte qu’il y avait d’autres aspects de son écriture qui étaient méconnus en France : elle avait également écrit des critiques d’art, des chroniques santé extrêmement drôles dans la presse new-yorkaise, ainsi qu’une novella épistolaire qu’on aimerait publier prochainement. On a donc décidé de travailler un peu plus longtemps sur son œuvre. Pour l’instant, on a publié deux livres, mais d’autres traductions de ses écrits sont à venir.

Ce travail de traducteur est une aventure qui me passionne énormément. Le simple fait d’aller dénicher des textes, qui n’ont pu être traduits en français à l’époque de leur publication, pour les faire découvrir au public me rend heureux. C’est ce qui s’est aussi passé avec les textes de Kevin Bentley et Louise Meriwether.

La traduction d’un texte nécessite-t-elle de la documentation, notamment historique et culturelle ?

Romaric Vinet-Kammerer : Ça, c’est vraiment l’un des grands plaisirs de la traduction parce qu’à chaque livre, on est obligé d’aller investiguer un champ qu’on ne connaît pas. Pour la traduction d’un texte de Cookie Mueller, je me rappelle avoir eu plusieurs lectures qui m’ont permis de comprendre le fonctionnement des rues dans un quartier de Baltimore qu’elle décrit. C’était vraiment intéressant. Pour la traduction du livre de Kevin Bentley, je me suis beaucoup intéressé à ce que Susan Sontag appelle le style camp parce que c’est un livre rempli de références à la pop culture et à plein de sujets traités au second degré. Enfin, pour le livre de Louise Meriwether, j’ai été obligé de me repérer dans Harlem et d’essayer de comprendre le système des paris. C’est un livre important dans lequel Louise Meriwether fait un énorme travail pédagogique, en contextualisant notamment plein de grands événements de l’époque qui ont contribué à la lutte pour les droits civiques. C’est un vrai plaisir, ce travail de documentation.

Existe-t-il une différence entre la traduction d’un essai et celle d’un roman ?

Romaric Vinet-Kammerer : Quand je travaille sur un texte, ce qui m’importe, c’est vraiment le texte avec lequel je suis. J’ai tendance à m’abandonner au format que j’ai devant moi. Ce qui était plaisant avec les textes de Cookie Mueller, c’est qu’il y avait à la fois dans un même livre des chroniques santé, des critiques d’art, de la fiction, des lettres.

Combien de temps mettez-vous à traduire un texte ?

Romaric Vinet-Kammerer : Comme ce n’est pas mon activité principale et que j’ai une autre activité professionnelle en parallèle, la traduction d’un texte moyen de 200 à 250 pages peut prendre six mois. Pour les textes courts de 100 à 150 pages, il me faut généralement trois mois.

Quelle est votre définition personnelle de la traduction ?

Romaric Vinet-Kammerer : J’ai l’impression que la traduction, c’est vraiment une transmission, une translation en utilisant le mot anglais. C’est-à-dire qu’on fait passer un récit à d’autres gens qui ont d’autres langues, d’autres références. C’est un phénomène éditorial qui a toujours eu lieu, et qui est très important actuellement. La traduction, c’est aussi quelque chose qui évolue avec le temps. Ces dernières années, il y a des éditeurs qui proposent une nouvelle traduction de certains textes qu’ils avaient déjà traduits avec cette fois-ci la prise en compte de toutes les nouvelles découvertes historiques. C’est-à-dire, qu’ils proposent une traduction qui vient approcher le texte original avec le niveau des connaissances du présent.

En s’appuyant sur une citation de Franz Rosenzweig, Paul Ricœur dit de la traduction que c’est « une épreuve » visant à « servir deux maîtres : l’auteur (…) étranger dans son œuvre, le lecteur dans son désir d’appropriation ». Adhérez-vous à cette assertion ?

Romaric Vinet-Kammerer : En tant que traducteur, je pense quasiment à 100 % à l’auteur du texte que je traduis. C’est-à-dire que j’essaie d’être le plus proche de sa pensée, de son univers, de la manière dont il parle, de la rapidité avec laquelle il parle, de l’ambiance qu’il crée. C’est vraiment d’abord à lui que je pense. Ensuite, durant la traduction, vient évidemment le moment où on se dit : « le plaisir que j’ai eu en tant que lecteur de ce livre en version originale, j’aimerais absolument que le lecteur puisse le retrouver en langue française. ». Je pense qu’il y a cette espèce de bascule qui se fait à un moment. Mais au début, je pense d’abord à l’auteur.

Toujours dans son opuscule, Paul Ricœur parle d’une retraduction effectuée par le lecteur à l’issue de sa lecture. Est-ce que vous prenez en compte cet aspect lors de la traduction des textes ?

Romaric Vinet-Kammerer : Ce que je comprends de cette phrase, c’est qu’en tant que lecteur, on est tout le temps en train de traduire un texte avec notre système affectif, nos références, notre parcours… D’où l’importance d’être le plus fidèle au texte original pour que cette retraduction, dont parle Paul Ricœur, puisse avoir lieu.

Le traducteur est-il un auteur ?

Romaric Vinet-Kammerer : Oui, dans le sens où il y a un vrai travail d’écriture qui est fait. Le traducteur revient d’ailleurs, à plusieurs reprises, sur sa traduction pour la réécrire afin d’arriver à la traduction à la fois la plus fidèle et la plus vivante dans la langue cible. En ce sens, il est l’auteur d’un texte qui serait différent entre les mains de quelqu’un d’autre. Je pense qu’il est important que la traduction soit clairement identifiée sur la première ou la quatrième de couverture d’un livre pour qu’on n’ait pas de doute sur le travail du traducteur. Le fait que la traduction soit clairement identifiée sur le livre raconte aussi une histoire, à savoir le parcours du livre entre différents espaces géographiques et culturels.

Quel regard portez-vous sur les débats actuels liés à la traduction des textes, notamment anciens ?

Romaric Vinet-Kammerer : Je pense que, de par mes études, j’ai tendance à regarder les choses de manière historique. Ces questions liées à la traduction des textes sont des questions profondément contemporaines. Ce type de débat contribue à déplacer des systèmes qui étaient en place et qui posaient eux-mêmes problèmes. Ça permet de rendre à nouveau actifs les choix que font les éditeurs, les traducteurs, etc. Ce dont je me méfie, c’est lorsque ça devient systématique. Je pense qu’il ne faut pas être systématique. Il faut se poser des questions à chaque fois. Ce qui compte, c’est la sincérité de la démarche, la sincérité de la restitution. Il faut faire confiance à l’intelligence des éditeurs et des auteurs, en leur capacité à choisir les bons traducteurs pour aider à la circulation des textes littéraires.

Qu’est-ce la littérature ?

Romaric Vinet-Kammerer : C’est difficile de répondre à cette question. La littérature est tellement immense. J’ai toujours beaucoup lu. Le fait de travailler dans l’édition et de traduire des textes fait qu’aujourd’hui, j’ai vraiment la sensation que c’est un continent. Ce qui me fait le plus extrêmement plaisir, c’est qu’on n’arrive jamais au bout de la production littéraire. Il y a toujours des personnes qui viennent nous apporter d’autres éclairages nouveaux. En disant cela, je pense à un livre lu il y a deux ans et qui m’avait beaucoup sidéré à l’époque. C’est Le roman de Jim de Pierric Bailly, un texte très contemporain sur la relation qu’entretient un homme avec le fils de sa compagne. Il y avait une telle puissance dans l’écriture ! Ça m’a donné envie d’aller vers des choses très contemporaines, mais aussi vers des figures littéraires très classiques comme Télémaque. J’aime beaucoup le fait qu’un livre envoie des ondes constamment vers d’autres lieux. C’est un rhizome comme dirait Deleuze, ça ne s’arrête jamais.

Un texte a-t-il besoin d’être écrit pour être considéré comme de la littérature ?

Romaric Vinet-Kammerer : Non, parce que je crois vraiment à la notion de littérature orale. Je considère que tous les récits antérieurs à l’invention de l’écriture qui sont arrivés à nous sont de la littérature. Certes, je suis très attaché au texte, à la typographie, aux livres, mais je suis aussi très content qu’il y ait cette forme-là. C’est aussi pour cela que j’ai tendance à considérer que le cinéma, c’est de la littérature ! La chanson, c’est de la littérature ! La bande dessinée, c’est de la littérature ! Ce qui compte, c’est de faire récit.

La littérature peut-elle et doit telle tout dire ?

Romaric Vinet-Kammerer : Oui, bien sûr. C’est l’intention et la manière d’aborder les choses qui comptent.

Que peut encore la littérature dans notre société ?

Romaric Vinet-Kammerer : Je crois vraiment que le face-à-face avec le texte, le fait d’être dans une forme de silence avec soi-même et avec les mots d’un auteur, ouvre des fenêtres. Ça donne de l’espace entre soi et soi, entre soi et le monde. De l’ampleur en fait. Je crois que ce que peut la littérature, c’est de donner de l’ampleur à la manière dont on écoute les gens, dont on regarde les choses. La littérature donne de l’ampleur au réel. C’est comme si elle l’améliorait.

Quels sont les textes et les auteurs qui vous ont permis de te construire intellectuellement et humainement ?

Romaric Vinet-Kammerer : Il y en a beaucoup. Mais il y a certains livres vers lesquels je reviens tout le temps, depuis mon adolescence comme Les femmes de Stepford d’Ira Levin. C’est un petit roman de science-fiction que je trouve incroyable : la plume d’Ira Levin est d’une efficacité narrative et d’une puissance critique remarquable. Je relis aussi très régulièrement Salinger et Joyce Carol Oates. C’est un immense plaisir de redécouvrir constamment la palette de cette femme. Je relis souvent Édouard Glissant que j’aime énormément. La maison précédente pour laquelle je travaillais avait publié quelques-uns de ses livres. Je me souviens de le voir travailler et d’être encore plus touché par le personnage. Ensuite, il y a des autrices comme Virginie Despentes, Susan Sontag et Annie Sprinkle que j’aime énormément. Annie Sprinkle est une performeuse américaine, une ancienne actrice pornographique qui est devenue une figure de la performance pro sexe. Elle n’a pas beaucoup écrit, mais il y a quelques-unes de ses performances qui ont été retranscrites et publiées. Elle a une ironie dans l’utilisation de la langue qui me plaît énormément.

Virginie Despentes et Annie Sprinkle ont effectivement un rapport non académique aux langues dans lesquelles elles écrivent. Quel est votre rapport personnel aux langues que vous parlez ?

Romaric Vinet-Kammerer : Je déteste les utilisations standardisées de la langue. Je déteste quand on applique des tournures faciles. Ce que j’aime, c’est que la langue soit vivante, colorée, qu’elle provoque une surprise, etc. Je ne me pose pas beaucoup de questions avec le français. Je lis avec grand plaisir beaucoup de littérature française. Avec l’anglais, il y a quelque chose qui résonne chez moi. J’ai un imaginaire qui va avec cette langue. C’est beaucoup plus spontané, beaucoup plus direct.

Avez-vous d’autres projets en cours ?

Romaric Vinet-Kammerer : Je n’ai rien signé pour le moment mais j’ai quelques projets de textes qui circulent actuellement chez des éditeurs potentiels. Avec Finitude, nous réfléchissons à la publication d’autres textes de Cookie Mueller. Elles auront probablement lieu l’année prochaine. J’attends aussi un livre qui devrait arriver chez moi dans les jours qui viennent, je le regarderai pour voir si je peux l’inclure dans mes projets de traduction.

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