« Verts », la récente parution du scénariste Patrick Lacan et de la dessinatrice Marion Besançon est un ouvrage remarquable par bien des aspects, notamment dans la représentation des personnages féminins, homosexuels et noirs. Dans le livre, la jeune dessinatrice suggère brillamment plusieurs manières de représenter ces derniers, longtemps portraiturés avec des stéréotypes maladroits dans la bande dessinée. Entretien avec Marion Besançon sur l’art de la bande dessinée.
Comment dessinez-vous ?
Marion Besançon : Par empathie, en me reposant davantage sur ce que me fait sentir ce que je dessine que ce que ça me ferait voir.
Sur quel support dessinez-vous ?
Marion Besançon : Pour Verts, j’ai dessiné au format A3 sur du papier canson à grain pour donner de la fragilité au trait ; les personnages et les décors artificiels sont à la plume et à l’encre de Chine, et les végétaux au crayon. Je voulais que cette différence de traitement permette une mise en exergue de la propagation du végétal.
Au niveau des étapes de travail, je pars de mon story-board et commence par un crayonné de la planche qui me permet de régler toutes les questions techniques (perspective, composition, angles…). Puis, à la table lumineuse, je viens m’appuyer sur ce crayonné pour encrer. Ensuite je pose les premiers gris d’ambiance à la poudre de graphite et au pinceau, à sec. S’il y en a, je viens dessiner les éléments végétaux au crayon. Ensuite, je monte mes gris progressivement, toujours au crayon, en fonction de ce que je veux obtenir.
Pour les pages en couleur, tout est au crayon, mais travaillé avec des gris bien plus clairs, afin de ne pas obscurcir les teintes. Ensuite, je fais la colorisation numériquement, en travaillant au maximum comme avec de l’aquarelle, en limitant les effets et en laissant les débords, pour un rendu le plus organique possible.
Avez-vous une pratique régulière du dessin et de l’écriture ?
Marion Besançon : Outre les phases de scénario, j’écris très régulièrement en effet, ce qui me permet de m’exprimer d’une autre façon et de dire d’autres choses. Avec la BD, je dessine en permanence ; de toute façon, le dessin est vital pour moi, je ne pourrais pas vivre sans dessiner. J’aimerais cependant parvenir à dégager plus de temps pour travailler d’autre facettes de mon dessin, moins utilitaires. Mais j’essaie au maximum de synthétiser mes réflexions dans le style que j’adopte en BD, pour essayer de lier le tout ; l’enjeu restant de composer quelque chose de digeste et pertinent.
De ses débuts à aujourd’hui, le statut définitionnel de la bande dessinée n’a cessé d’évoluer. Si certains le considèrent comme un art appartenant au registre pictural, d’autres le lient à la littérature. Quelle est votre définition personnelle de la bande dessinée ?
Marion Besançon : Je trouve la bande dessinée magique ; sur un procédé simple, voire contraignant, on peut faire passer tellement de choses. C’est un jeu avec les dehors et le dedans, l’intérieur et l’extérieur des cases, ce qui est dit et ce qui est tu. Pour moi, c’est un art qui s’apparente presque plus à de la musique. On propose une partition, et chaque lecteur est un interprète. Sans compter la rythmique de la narration, qui peut avoir un aspect très musical également. Il y a de multiples facettes, beaucoup de paramètres différents, et l’illusion de la vie repose sur des suggestions placées aux bons endroits. C’est un peu comme du cinéma très dépouillé qui compte sur le répondant du lecteur, le résultat d’une hybridation de plein de facteurs, et j’aurais bien du mal à ranger la bande dessinée dans un registre unilatéral.
Avec Verts, votre récente parution aux Éditions Rue de sèvres, vous rompez avec toutes les représentations maladroites et stéréotypés du corps noir en dépeignant celui-ci avec beaucoup plus de finesse et de justesse, notamment dans la carnation. Est-ce un choix fortuit ou délibéré ?
Marion Besançon : C’est une remarque qui me touche beaucoup, car étant une personne blanche, je redoutais de dessiner avec mes stéréotypes. Pour autant, le physique des personnages m’est venu spontanément, donc je les ai surtout travaillés de façon individuelle, en prenant certes en compte leur appartenance ethnique, mais en m’efforçant de ne pas en faire leur caractérisation. Il me semblait toutefois vraiment important et absolument logique, pour un récit qui parle de questions humaines, d’avoir un minimum de diversité.
En tant qu’artiste, comment voyez-vous le fait qu’il y ait pu y avoir jusqu’au XXIe siècle des représentations maladroites et stéréotypées du corps noir dans la bande dessinée et la peinture malgré les travaux pionniers de Rosalba Carriera (Africa) et Marie-Guillemine Benoist (Portrait de Madeleine) aux XVIII et XIXes siècle ?
Marion Besançon : Je pense que c’est du retard et de l’ignorance, qui illustre bien les questions d’objectification des corps, des biais racistes et des réflexes colonialistes qui marquent et façonnent notre société. On peut se retrouver à répéter des schémas sans les questionner, d’autant que l’histoire de l’art s’est grandement écrite en fonction de ses acteurs dominants. L’impact des précurseurs, en fonction de critères discriminants (comme être une femme, au hasard), est amoindri ou amplifié. L’art se construit collectivement, et n’échappe pas aux questions sociales et systémiques. Qu’il soit plus ou moins engagé, il reste de son temps. Personnellement, je trouve l’humain bien plus intéressant dans sa variété que dans son conformisme, alors je ne peux que souhaiter que l’art tende vers la mise en valeur de toute cette richesse.
La représentation des femmes et des minorités sexuelles semble aussi pensée dans Verts sans que ce ne soit un sujet de débats entre les personnages. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce choix narratif ?
Marion Besançon : Ce sont des sujets importants pour moi et Patrick. De mon côté, le genre de mes personnages m’importe très peu, ils arrivent comme ils arrivent, et je les construits en fonction des problématiques qui m’intéressent pour eux. Il s’agit d’êtres avant de catégories sociales, et je n’ai pas forcément envie de répéter les carcans de la réalité en fiction, donc je n’en fais pas un sujet. Néanmoins, quand un personnage est clairement défini comme féminin, il y a un risque de biais bien plus fort, et j’applique une vigilance sur son traitement, en veillant par exemple à éviter au maximum les poncifs ou tout ce qui pourrait lui faire perdre en nuance ou en personnalité. De même, je ne me verrais pas ne pas intégrer un minimum de personnages LGBTQIA+ ; ce sont des sujets qui me touchent personnellement, et qui à mon sens, ont besoin d’être intégrés et normalisés. Tant que montrer des personnages concernés permet de répondre à des besoins de représentation, il y aura une nécessité de le faire.
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Comment qualifierez-vous votre travail ?
Marion Besançon : À la fois intellectualisé et intuitif, très intérieur ; plutôt impatient et dans le doute permanent.
Et votre style ?
Marion Besançon : C’est difficile à dire, car je suis bien incapable de voir quoi que ce soit de très affirmer, ni de très stable. Je pense qu’il y a un mélange d’influences venues du manga, des impressions de réalisme couplées à des parties beaucoup plus flottantes, du plat et du volumique.
Un dernier mot sur la bande dessinée ? Que peut-elle ?
Marion Besançon : Elle peut beaucoup. Pour moi, elle est un moyen d’expression et de communication à part entière ; elle m’aide à créer un lien avec mes pairs, pallie mes faiblesses et me construit donc aussi en tant que personne. Comme les livres en général, elle fait voyager, permet d’entrer dans d’autres univers (à commencer par celui de son auteur) et développe l’empathie, ouvre le regard.
Je pense qu’elle redonne au lecteur les clés de sa sensibilité : le rythme d’une BD est en partie défini par son auteur, mais chacun est libre de lire selon sa convenance et ses ressentis. Ce n’est pas un art autoritaire ; il permet l’appropriation des œuvres pour qui les lit, et la mise en œuvre d’un travail imaginatif individuel. C’est un support inachevé, qui trouve sa conclusion unique dans l’intériorité de chaque lecteur. Il y a une notion d’espace et de souffle dans la bande dessinée qui lui donne une vraie puissance intime.