Construit sous forme de récit de vie, Racines est un livre à la fois didactique et politique sur les discriminations capillaires auxquelles sont confrontées les femmes noires et métisses.
Les mésaventures vécues par Rose, la protagoniste du livre de Lou Lubie, pourraient prêter à sourire si elles étaient fortuites ou résultaient uniquement de quelques maladresses. Malheureusement, force est de constater qu’il n’en est rien puisque celles et ceux qui s’accordent le droit de l’humilier en raison de la texture de ses cheveux, contribuent, souvent sciemment, à la perpétuation d’une discrimination capillaire à laquelle les femmes noires et métisses sont sujettes depuis plusieurs siècles dans nos sociétés… Autrice et dessinatrice de bandes dessinées, Lou Lubie signe avec Racines un ouvrage de très grande qualité qui permet de mieux comprendre les rouages des discriminations capillaires depuis l’esclavage à nos jours. Entretien.
Pour débuter, je vous demande une biographie. Quel est votre parcours ?
Lou Lubie : Je suis originaire de La Réunion dont je suis partie quand j’avais 17 ans pour faire des études dans le domaine du jeu vidéo. Je suis donc game designer et manager de formation. C’est pendant mes études que j’ai réalisé plusieurs de mes ouvrages. Les premiers étaient des romans en deux volumes. Je suis arrivée à la bande dessinée un peu par hasard lorsqu’on m’a proposé d’écrire le scénario d’une bande dessinée. Ensuite, j’ai continué. J’en ai réalisé cinq pendant mes études qui ont toutes été éditées à La Réunion. C’est en 2016 que j’ai eu mon premier livre édité au niveau national. Depuis, je continue.
Qu’est-ce qui vous a décidé à accepter ce projet de bandes dessinées ?
Lou Lubie : C’est la proposition d’écrire le scénario qui m’a intéressée. Et puis j’avais 20 ans. J’étais motivée pour tout. C’est vraiment comme ça que je me suis retrouvée à faire de la bande dessinée.
Outre l’écriture du scénario, qu’est-ce qui vous plaît dans ce médium par rapport aux autres formes d’expression artistique ?
Lou Lubie : Ce qui me plaît beaucoup, c’est le résultat final. Je trouve que la bande dessinée est un super médium qui allie à la fois l’écriture et le visuel. Elle permet de développer un imaginaire très riche. Dans la vulgarisation que j’ai beaucoup faite, ça permet aussi d’avoir des schémas, par exemple, pour expliquer les choses. Je trouve que c’est un médium très riche qui allie mes deux moyens d’expression : l’écriture et le dessin.
Vous avez récemment publié aux éditions Delcourt une bande dessinée très instructive sur les injonctions capillaires qui pèsent sur les femmes noires et métisses. Quelle est la genèse de ce livre ?
Lou Lubie : Étant créole, j’ai eu envie de parler de mes cheveux frisés quand j’ai pris conscience de la place qu’ils prenaient dans ma vie en termes de budget, en termes de temps, en termes de santé. C’était une préoccupation constante à chaque fois qu’il fallait les laver ou passer chez un coiffeur, qui a priori ne savait pas comment les coiffer. J’ai donc construit l’histoire de Rose, qui est très différente de la mienne, mais qui reprend un certain nombre de problématiques que j’ai pu rencontrer au cours de ma vie.
Sobrement intitulé Racines, ce livre retrace également l’histoire des discriminations capillaires depuis l’esclavage à nos jours. Quelle en est la raison ?
Lou Lubie : La raison, c’est que quand les esclavagistes prennent des personnes africaines pour les réduire en esclavage, ils ont aussi exigé d’elles qu’elles se coupent ou se rasent les cheveux alors que la coiffure a de très fortes symboliques dans les cultures africaines. Je pense que c’était aussi une façon de les déshumaniser, de les couper de leurs racines, de détruire cette connaissance des cheveux crépus et frisés que pouvaient avoir ces personnes. Ils détruisaient aussi la beauté de ces cheveux parce que tout à coup, ces cheveux devenaient laids et difficiles à coiffer puisque les esclavagistes retiraient aussi aux esclaves les outils et produits qu’ils utilisaient quand ils étaient chez eux. Ces derniers se retrouvaient donc à utiliser du beurre ou de la graisse pour se coiffer. Rapidement, le peigne africain à dents larges, qu’ils utilisaient chez eux, sera lui aussi remplacé par le peigne européen à dents fines, qui n’est pas du tout adapté à l’entretien des cheveux crépus et les rendent impossibles à démêler. Il y a donc tout un ensemble de facteurs qui font que la période de l’esclavage réduit les cheveux crépus et frisés à un rang de cheveux inférieurs, de cheveux laids, de cheveux difficiles à coiffer et indésirables dans la société.
Au-delà de ce traitement discriminant auquel les femmes noires et métisses furent sujettes dans la société, vous mettez aussi en exergue le manque de formation des coiffeurs quant à l’entretien des cheveux frisés et crépus. Comment comprendre ce phénomène dans une société aussi mondialisée et métissée que la nôtre ?
Lou Lubie : Encore une fois, je pense que c’est juste une question de racisme. Le fait de se dire qu’on n’a pas besoin de se spécialiser pour ce type de cheveux parce que ce n’est pas important par rapport aux cheveux lisses est simplement de la discrimination. Il faut savoir qu’en France, la première formation officielle pour les cheveux texturés n’est apparue que l’année dernière. Jusque-là, l’entretien des cheveux crépus n’était pas enseigné dans les écoles de coiffure. En 2010, il y avait même un manuel qui disait que les cheveux crépus sur l’ensemble de la tête étaient une affection congénitale… C’est juste du racisme. Il n’y a pas besoin d’aller chercher plus loin.
Même de la part des industries capillaires qui peuvent s’enrichir économiquement en ciblant une nouvelle clientèle ?
Lou Lubie : Les femmes noires et métisses sont minoritaires dans la population. Stratégiquement, ces industries ont beaucoup plus d’argent à se faire en ciblant la majorité des femmes qui ont les cheveux lisses ou ondulés. Les cheveux frisés et crépus représentent une personne sur cinq. Certes, c’est beaucoup, mais c’est moins que les quatre personnes sur cinq que les industries ciblent plus facilement. Les produits pour cheveux texturés existent depuis quelques années, mais on ne les trouve que dans des boutiques spécialisées ou sur Internet. Beaucoup de produits sont d’ailleurs importés d’Amérique. Il y a encore du chemin à faire, même si nous commençons à avoir quelques marques qui prennent ce créneau-là, mais c’est très récent.
Diriez-vous qu’il s’agit d’un sujet politique ?
Lou Lubie : Clairement ! De toute façon, tout est politique. Surtout quand on se positionne sur un sujet où qu’on touche à une double minorité que sont les femmes et les personnes racisées. Le fait de dénoncer clairement le sexisme et le racisme, de s’interroger sur des décisions qui sont prises officiellement dans les écoles de coiffure ou par la fédération internationale de natation qui interdit les bonnets adaptés aux cheveux crépus sous prétexte qu’ils ne suivent pas la forme naturelle de la tête sont des actions très politiques. Il y a d’ailleurs des mouvements très politiques qui s’emparent du sujet. C’est le cas du mouvement nappy qui promeut le retour des femmes noires et métisses à leurs cheveux naturels afin qu’elles puissent reprendre leur place dans l’espace public, redevenir visibles et légitimes.
Au-delà des questions capillaires, vous abordez d’autres sujets tels que le colorisme et l’intériorisation de certains comportements racistes chez les populations noires. Un phénomène qui conduit de nombreuses personnes à gommer quelques traits de leurs identités afin de correspondre aux canons esthétiques dominants...
Lou Lubie : Oui, tout à fait. Dans le cas de Rose, l’héroïne du livre, c’est un peu particulier parce qu’elle a la peau claire et les cheveux crépus. Quand elle se lisse les cheveux, on ne voit absolument plus qu’elle est créole. Le livre sera traversé par cette question. Parce que son rêve, ce n’est pas juste d’avoir les cheveux lisses. Son rêve, c’est de se conformer à un idéal, à une majorité métropolitaine caucasienne. C’est super intéressant de voir son parcours. Par ailleurs, elle n’a absolument rien contre le fait d’être noire puisque sa mère l’est. Le fait d’être issue d’un métissage, de plusieurs mélanges, ne la dérange pas non plus puisque c’est quelque chose de tout à fait normal dans la société réunionnaise. Seulement, l’image qu’elle a d’elle-même et l’image qu’elle voudrait projeter, c’est celle d’une caucasienne.
D’où un certain déni de son identité dans son livre ?
Lou Lubie : Oui, parce que c’est que son camouflage a fonctionné. Elle est dans une société blanche, elle-même a la peau blanche, elle est entourée de gens qui sont blancs. Elle s’identifie donc aux personnes autour d’elle. Elle adopte aussi l’identité, la place sociale de ces gens au point d’oublier qu’elle est différente d’eux.
Votre livre est parsemé de données sociologiques qui enrichissent le propos. Comment s’est passée la documentation ?
Lou Lubie : Ce n’était pas évident puisqu’il n’y a pas beaucoup de publications sur le sujet. Je cite beaucoup les travaux de Juliette Sméralda, une sociologue française qui a étudié la question des cheveux crépus, notamment du défrisage. C’est extrêmement intéressant. J’ai aussi lu beaucoup d’articles de presse et de témoignages pour obtenir ce résultat parce qu’il n’y a pas beaucoup d’essais sur le sujet.
La documentation a-t-elle été aussi iconographique ?
Lou Lubie : Oui, j’ai travaillé avec l’Iconothèque Historique de l’Océan Indien qui m’a permis de trouver des images de coiffures de tous les peuples qui se sont croisés dans l’océan indien. J’ai travaillé donc avec des documents photographiques et dessins issus de différentes époques pour être le plus proche possible de la réalité.
Quels sont les textes des auteurs qui vous ont permis de vous construire humainement et intellectuellement ?
Lou Lubie : C’est la littérature de l’imaginaire qui m’a nourrie depuis que je l’ai découverte. C’était de la fantasy, des aventures en bandes dessinées, des contes, des choses vraiment centrées dans l’imaginaire, c’est amusant parce que ce que j’écris aujourd’hui ne ressemble pas du tout à ce que je lis. Je n’aime pas beaucoup les livres sérieux.
Est-ce pour cela que le livre est teinté d’humour et d’ironie malgré la présence de certaines observations didactiques ?
Lou Lubie : Les ouvrages sérieux sur des sujets didactiques sont très ennuyeux. Le fait de raconter un sujet avec des images, d’y mettre de l’humour, de l’ironie, de l’accompagner avec un récit de vie, de mettre des émotions, des péripéties aide à mieux faire comprendre le propos. C’est justement ce qui me permet d’échapper à l’ennui et d’en faire quelque chose d’intéressant. Ce sont des outils spontanés que je mets en œuvre pour délivrer un propos sans être ennuyeuse.
Comment qualifierez-vous votre travail ?
Lou Lubie : Je dirais varié, éclectique même, je sais que ça ne se voit pas trop en ce moment parce que j’en ai publié quatre livres dans le domaine de la vulgarisation, qui peuvent donner une impression de spécialisation dans ce registre. Pour les prochains, je changerai de registre, je reviendrai à la littérature de l’imaginaire.
Et votre style ?
Lou Lubie : Je dirais que j’essaie d’être le plus efficace possible avec mon style de dessin. Avec mon style d’écriture, je pense être sur les registres de l’émotion et l’exploration intime de soi, même lorsqu’il s’agit d’un thriller fantastique.
Quid de Racines ?
Lou Lubie : C’est un récit de vie, mais aussi une enquête historique, sociologique, antisexiste, antiraciste et anticolonialiste.
Dans Racines, la langue française semble être un critère de distinction, notamment durant l’enfance du personnage à La Réunion. Est-ce encore le cas ?
Lou Lubie : Je pense qu’il y a un héritage colonial qui fait que le français a souvent été considéré à La Réunion comme étant une langue noble. À la différence du créole qui est relégué à la maison, le français est la langue de l’école, la langue des médias, la langue de la culture. C’est un phénomène qui est en train de s’inverser dernièrement à La Réunion avec l’enseignement du créole à l’école. L’écriture de la langue créole est aussi en train de se stabiliser. Il y a également de plus en plus d’expositions en créole, de plus en plus d’artistes qui créent en créole. La Réunion a une grande volonté de sauvegarder sa langue. Et c’est une excellente chose.
Quelle est votre définition du créole ?
Lou Lubie : C’est une langue superbe et assez moderne : elle n’a pas de féminin, ni de pluriel. Il y a un côté très inclusif dans le créole. C’est une langue qui a aussi hérité de mots utilisés dans tout le bassin Océan Indien. La base est française avec mots malgaches, des mots indiens, des mots africains. C’est une langue très, très riche et en même temps très simple.
Quel est votre rapport aux langues, notamment créole et française ?
Lou Lubie : Je suis créole, mais je ne parle pas le créole. Le rapport que j’ai à cette langue-là est un rapport de manque puisque ce n’est pas ma langue maternelle, c’est la langue de tous mes ancêtres, mais ce n’est pas la mienne. Ça, c’est quelque chose que je regrette beaucoup. Je parle l’anglais, mais c’est une compétence utile. Je n’ai pas un rapport particulier avec cette langue. Le français est ma langue de travail, c’est ma langue d’expression. C’est grâce à elle que je peux écrire et publier des livres. Elle fait vraiment partie de mon identité.
Quelle est votre définition personnelle de la bande dessinée ?
Lou Lubie : Personnellement, j’aime bien dire que je crée des produits culturels. Cela peut être de la bande dessinée ou du jeu vidéo. C’est-à-dire qu’on n’est pas sur de l’art pour la beauté de l’art. On crée un produit qu’il faut vendre, qui a une valeur financière, qui doit plaire à un public, qui doit trouver sa place dans l’offre culturelle globale. C’est pour cela que je m’intéresse aussi beaucoup aux questions de marketing et de vente. Pour moi une bande dessinée, c’est un objet culturel.
Quels conseils donneriez-vous à celles et ceux qui ont envie de se lancer en bandes dessinées ?
Lou Lubie : Faites des projets ! Écrivez des histoires, même courtes, parce que c’est comme ça qu’on apprend. Ce n’est pas avec des idées dans la tête qu’on progresse, c’est en les couchant sur papier.
Un dernier mot sur la bande dessinée ? Que peut-elle ?
Lou Lubie : La bande dessinée est beaucoup plus accessible que la plupart des livres parce qu’elle allie le visuel au texte. Elle permet aussi d’aller à la rencontre de gens, souvent éloignés de la culture. Je pense notamment aux jeunes scolaires qui n’aiment pas lire. Peut-être que si on leur faisait lire de la bande dessinée à la place d’un texte de Zola, ils prendront plus facilement goût à la lecture.