« Kamalari », récit d’une enfance viciée par l’esclavage domestique au Népal

IDA © DR

Publié en partenariat avec l’ONG Plan International France, Kamalari, le nouveau livre de Nicolas Antona et IDA est un saisissant plaidoyer contre l’esclavage domestique au Népal.

Kamalari, la récente parution de Nicolas Antona et IDA est un ouvrage indispensable à lire pour comprendre le scandaleux asservissement des petites filles au Népal. À travers le récit d’Urmila Chaudahry, une jeune femme réduite en esclavage domestique à l’âge de six ans, les deux auteurs mettent en lumière les différents aspects de ce système alimenté par toutes les classes sociales, malgré son interdiction par la loi. Entretien avec l’artiste IDA.

Pour débuter, je vous demande une biographie. Quel est votre parcours ?

IDA : Comme beaucoup de dessinateurs, j’ai toujours dessiné. À 20 ans, j’ai ouvert mon premier atelier et commencé à donner des cours de dessin. Je savais que je voulais être dessinatrice, mais comme je ne viens pas d’une famille d’artistes, je ne savais pas trop comment m’y prendre. Néanmoins, j’ai commencé à peindre des tableaux, à faire des expositions, à répondre à des commandes, mais très vite, je me suis rendu compte que ce n’était pas le bon endroit pour moi. Dans les galeries, on me disait que mon style de dessin s’apparentait à de l’illustration. Petit à petit, je me suis donc orientée vers l’illustration de produits dérivés, ce qui me paraissait être la bonne solution, mais toujours dans l’idée d’illustrer des histoires un jour. En 2015, j’ai passé la porte de la maison de la BD à Blois et je me suis inscrite à un stage d’écriture de scénarios avec Brigitte Luciani en espérant écrire mes propres histoires. C’est là-bas que j’ai rencontré Claire Godart, une scénariste avec laquelle j’ai illustré deux albums jeunesse chez Bilboquet. Un jour, un bénévole de Sous les couvertures, le salon des livres et des lecteurs d’Argenteuil m’a mis en contact avec Nicolas Antona, qui m’a proposé plus tard le scénario de Kamalari que j’ai accepté. À la même époque, je passe une VAE à l’école Émile Cohl de Lyon. C’est là que je me rends compte qu’avec ce médium, je suis enfin à ma place.

Le plus important n’est-il pas de rester fidèle à soi-même, à son style, à son langage, à son expression artistique ?

IDA : Je crois qu’on apprend et découvre son expression en cherchant et en testant de nouvelles choses. En se trompant aussi. Rien n’est vraiment inné. Dans mon cas, j’ai grandi avec très peu de bandes dessinées. Je n’ai donc pas cette culture et ce rapport à la bande dessinée en dehors d’Astérix et de Tintin. Je me souviens avoir acheté le tome 5 de Magasin Général et le tome 2 de Skydoll sans avoir lu les précédents. Je voulais admirer les cases et apprendre des dessins de Loisel, de JeanLouis Tripp et d’Alessandro Barbucci. Je crois qu’être artiste, c’est rechercher constamment des techniques et des modes d’expression variées avant de trouver son propre langage. Dans mon cas, ça a pris du temps, mais j’y suis parvenue.

C’est au travers d’une collaboration avec le scénariste Nicolas Antona que vous avez publié un livre sur Urmila Chaudahry, une jeune femme réduite en esclavage domestique dans son enfance au Népal. Quelle est la genèse de ce projet ?

IDA : L’idée vient de Nicolas Antona qui m’a proposé le scénario. Il a découvert le sujet dans un reportage et a été très touché par l’histoire d’Urmila Chaudahry. Il s’est renseigné sur le sujet auprès des ONG qui luttent contre ce fléau. Lorsqu’il m’a proposé le scénario, j’ai été beaucoup touchée aussi. D’autant plus que j’aime travailler sur des sujets liés à la liberté et aux droits des femmes. Ce sont des sujets qui reviennent souvent dans mon travail : les femmes fortes m’inspirent beaucoup ! C’est ainsi que tout a commencé.

Comment la documentation s’est-elle déroulée ?

IDA : Toutes les recherches ont été faites en ligne. Ce que j’aime bien dans ce travail, c’est le fait que chaque sujet est une occasion d’apprendre. Travailler sur ce livre m’a permis d’apprendre sur une variété de sujets (l’esclavage domestique, la religion au Népal, l’immobilier, le design, les paysages)… Il faut savoir qu’à l’époque où a lieu l’exploitation d’Urmila, l’intérieur des maisons népalaises ressemblaient beaucoup à l’intérieur des maisons françaises. Dans un huit clos où elle ne sort pas beaucoup, c’était important pour moi de représenter les richesses culturelles du Népal.

Certaines images présentes dans le livre font monstration d’une documentation minutieuse…

IDA : Ça a été un travail d’astuces. Par exemple, j’ai mis quelques photos de temples népalais à l’intérieur des maisons et des vieux meubles, plus typés que les meubles modernes, pour montrer la richesse culturelle des différentes ethnies. Pour les quelques images des rues, j’ai essayé d’être assez précise, car les camions au Népal sont souvent extrêmement décorés et ne sont pas conduits dans le même sens que les camions en France.

Avez-vous reçu des indications précises lors de la conception des planches ?

IDA : Mis à part la page où l’on voit Urmila derrière une grille en train de faire différents travaux, j’ai eu une liberté totale et c’était très agréable. Nicolas a imaginé cette image pour montrer son enfermement et tous les travaux qu’elle avait au quotidien. Montrer cela en une page était surtout un moyen de ne pas perdre le lecteur, car cela peut être assez ennuyant de voir une jeune fille passer son temps à faire à manger, à faire du ménage, à ranger le linge.

Comment expliquez-vous la persistance de ce système malgré son interdiction par la loi ?

IDA : C’est interdit depuis bientôt 20 ans. Pourtant, il y en a encore aujourd’hui une fille vendue ou enlevée de force toutes les heures au Népal. Cela n’est pas expliqué dans le livre parce que, on voulait montrer un moment de la vie des Kamalari et le combat d’Urmila pour se sortir de cette condition. Ceux qui recherchent des informations plus importantes ou des chiffres pourront regarder les reportages et documentaires réalisés sur le sujet par les ONG dont Plan International France. D’ailleurs sur la page de titre, vous avez la carte du Népal avec une partie claire et une partie foncée. C’est dans cette partie foncée qu’habitent les Tharus, ce sont des tribus pauvres qui vendent leurs filles pour différentes raisons : situation économique extrêmement difficile, peu d’opportunités d’emploi et de salaires pour les filles. Il y a aussi le fait que certaines familles pauvres vivent souvent sur des terrains appartenant à des familles riches, qui proposent ce genre d’arrangement dès qu’il y a un problème.

Il faut aussi savoir que pour beaucoup de familles, les filles représentent à la fois un coût et une ressource. Il y a tous les ans, en janvier, un marché où les classes aisées viennent « acheter ou louer » des jeunes filles en payant une somme misérable aux familles. Ces jeunes filles doivent être âgées de quatre à neuf ans si elles veulent être choisies. Au-delà de cet âge, les gens en veulent moins, car ils considèrent qu’elles ont un libre-arbitre, qu’elles sont moins malléables. Ce qu’il faut savoir aussi, c’est que les familles, qui réduisent ces filles en esclavages, ne ferment pas les portes des maisons. Elles peuvent partir quand elles veulent, mais elles se sont tellement construites en intériorisant ce statut, qu’elles choisissent de rester.

C’est un sujet qui intéresse peu les politiques parce qu’il s’agit de femmes et le sort des femmes intéresse peu dans le monde. Mis à part les organisations humanitaires qui empêchent les ventes de filles au Népal, il y a très peu de solutions proposées. Ce sont vraiment elles qui vont récupérer les filles dans les familles où elles sont réduites en esclavage pour les sortir de cette situation. Une fois libre, certaines ne peuvent plus être accueillies chez elles parce que leurs familles n’ont pas assez d’argent pour les nourrir, ni assez de place pour les loger. Elles sont également stigmatisées pour ce qu’elles ont vécues. Alors les ONG construisent des maisons pour les accueillir, les inscrivent à des écoles afin qu’elles puissent avoir accès à une éducation de qualité et s’en sortir.

Les actions des ONG peuvent-elles contribuer à l’élimination totale de ce système alimenté par toutes les classes sociales du Népal ?

IDA : C’est un mode de fonctionnement au Népal. Ce sont simplement des gens qui pensent à eux-mêmes et à leurs enfants. Ce n’est d’ailleurs pas tant le fait d’avoir des employés qui posent problème, c’est la façon dont ils le font en employant des enfants qu’ils écrasent, qu’ils humilient, qu’ils empêchent d’évoluer et d’accéder à l’éducation qui est révoltante. Ils ne les respectent pas, ni leurs droits.

Quels sont les textes et auteurs qui vous ont permis de vous construire intellectuellement et humainement ?

IDA : J’aime beaucoup les romans initiatiques et les essais féministes. Il y a Mona Cholet que j’aime beaucoup. J’ai beaucoup aimé Sorcières, la puissance invaincue des femmes, l’essai qu’elle a publié en 2018. Femmes qui courent avec les loups, l’essai de l’autrice américaine Clarissa Pinkola Estés fait partie des livres que j’aime et que je conseille de relire plusieurs fois dans la vie. C’est pareil pour Stefan Zweig. J’ai beaucoup aimé lire les textes d’Edgar Allan Poe et ceux de Lovecraft à mi-chemin entre la fantasy et le fantastique. Hermann Hess ne me quitte jamais. En ce moment, je redécouvre Dostoïevski. Enfin, il y a toutes les bandes dessinées que je lis aujourd’hui.

Avez-vous d’autres projets en perspective ?

IDA : J’aimerais continuer à faire de la bande dessinée. Actuellement, j’ai des scénarios qui m’ont été proposés, mais c’est toujours difficile d’en parler parce qu’on ne sait pas si on va trouver un éditeur ou non, ni quel dossier sortira du lot. Je referais surement du roman graphique parce que ce format est un bon compromis entre l’illustration et la bande dessinée. J’aimerais aussi réaliser des adaptations de romans en bandes dessinées. C’est un exercice qui me plairait bien.

Quelle est votre définition de la bande dessinée ?

IDA : C’est de la littérature parce que ça fait réfléchir, ça fait voyager. Pour moi, le dessin, même muet, c’est aussi de la lecture. D’ailleurs, il y a de plus en plus de bandes dessinées muettes. Ce qui n’empêche pas d’avoir besoin de scénariser pour pouvoir guider le dessin. Dans une case de bandes dessinées, on peut voir de multiples choses. L’image, c’est aussi de l’écriture ! Peut-être plus émotionnelle, plus pudique. Il y a tellement d’interprétations possibles derrière une seule et même case que chacun peut lire le même livre sans en retirer la même émotion. En tant que professeure de dessin et mère, j’ai dit à mes enfants et élèves de varier les formats, de lire des romans, de la poésie, mais aussi des bandes dessinées pour profiter des avantages de chaque médium.

CatégoriesBD et mangas Livres