Jean-Pierre Boulé, essayiste : « La prose de Abdellah Taïa se prête à une lecture à haute voix »

Jean-Pierre Boulé © DR

Parmi les nombreux articles et ouvrages consacrés à l’œuvre d’Abdellah Taïa, l’essai du chercheur en littératures Jean-Pierre Boulé fait brillamment figure d’exception. Intitulé Abdellah Taïa, la mélancolie et le cri, le livre traite rigoureusement des grands thèmes présents dans l’écriture salvatrice du metteur en scène et romancier marocain dont le prochain livre paraîtra à la rentrée littéraire. Entretien avec Jean-Pierre Boulé.

Comment avez-vous découvert Abdellah Taïa ? Quid de son œuvre ?

Jean-Pierre Boulé : J’ai rencontré Abdellah Taïa lors d’un colloque à Cerisy-la-Salle en 2012 où nous avons passé plusieurs jours ensemble. Ceci grâce à Arnaud Genon, un ancien thésard devenu ami qui le connaissait et qui me disait que j’aimerais ses livres. Nous avons ensuite gardé le contact par courriel. Comme le disait Abdellah, nous n’arrivions pas à nous quitter à Cerisy-la-Salle (nous l’avions accompagné à la gare avec Arnaud, attendu qu’il monte dans le train). C’est la première fois que je rencontrais l’être de chair et de sang avant de lire son œuvre. J’ai découvert un homme simple, sincère, engagé et bienveillant, qui sait écouter et s’intéresser aux autres. Puis, j’ai acheté plusieurs de ses livres à Rochefort où j’étais parti en vacances et ai commencé à les dévorer. Je ne me souviens plus par lequel j’ai commencé mais j’ai été tout de suite accro à cet auteur. Lorsque je découvre un auteur, je deviens atteint d’une vraie boulimie livresque, comme j’ai pu le faire pour Sartre, Doubrovsky, Guibert. Il faut que je lise tout, que je le cannibalise en quelque sorte. Toutes mes recherches, je m’en suis aperçu au fil des livres, répondent à un appel profond au fond de mon être, qui fait écho aux thèmes développés dans l’écriture de l’auteur. C’est en quelque sorte une thérapie sauvage et l’auteur dénoue en moi quelque chose qui faisait obstacle à ma psyché mais sans que j’en sois a priori conscient. Je me soigne tout en écrivant sur eux. D’ailleurs, timidement avec Guibert puis avec Doubrovsky et enfin avec Taïa, je me permets de faire une sorte d’analyse, bien que je ne sois pas qualifié, en m’appuyant par exemple pour Taïa sur Mélanie Klein. J’ai l’impression qu’ils me livrent leur inconscient dans leurs livres et que c’est à moi de le déchiffrer par le biais d’une thématique. Je ne sais jamais ce que je vais trouver en lisant ni même ce que je cherche mais cela fuse spontanément ; c’est mystérieux pour moi aussi. Enfin, il ne faut pas oublier qu’il y a aussi une séduction par les mots. Nous pourrons y revenir en parlant du style.

Vous avez effectivement publié en 2020 un essai consacré au parcours et à l’œuvre d’Abdellah Taïa. Comment cet ouvrage est-il né ?

Jean-Pierre Boulé : J’ai commencé à proposer des communications dans des colloques sur Abdellah Taïa, puis j’ai commencé à publier ces textes sous forme d’articles. Le premier était basé sur Infidèles et publié en 2014, le second en 2016 portait sur Un pays pour mourir. Très vite la thématique du deuil est ressortie. J’ai envisagé un ouvrage de fonds qui contiendrait également une bibliographie complète. En faisant ma thèse sur Sartre, j’ai énormément apprécié le livre de Contat et Rybalka, Les Écrits de Sartre, qui comptabilisait tout ce dont j’avais besoin pour mes recherches, et j’en étais très reconnaissant. J’ai voulu à mon tour faire la même chose pour de futurs chercheurs pour qu’ils aient ces bibliographies comme point de départ. J’ai composé ces bibliographies pour Hervé Guibert et pour Abdellah Taïa.

Intitulé Abdellah Taïa, la mélancolie et le cri, cet ouvrage analyse axialement quelques thèmes présents dans l’œuvre d’Abdellah Taïa : la mélancolie, la colère, l’amour… Quelle en est la raison ?

Jean-Pierre Boulé : Comme pour mes autres livres, j’ai adopté une approche chronologique. Ce n’est pas pour tout le monde, mais en tant que chercheur cela m’aide à voir la pensée de l’auteur se développer, à pouvoir démasquer au fil des ouvrages des liens, une thématique qui revient mais également une certaine métamorphose, des résolutions parfois. Les trois thèmes que vous évoquez sont une constante dans son œuvre, depuis les premiers textes jusqu’au derniers, mais déclinés à tous les modes et à tous les temps. J’ai aimé les suivre au fil des livres comme grilles de lecture. Par exemple, et c’est l’épigraphe de mon livre, Abdellah parle ainsi de la mélancolie : « Il ne faut jamais lutter contre la mélancolie. Très souvent, c’est elle qui nous sauve et nous guide dans notre interminable errance. Dans cette vie-prison ». Quel appel de sirène !
Abdellah écrit des livres très complexes où l’influence de la langue arabe et des contes berbères joue un rôle prépondérant. Cette thématique était également un moyen de surnager dans cette écriture qui vous emporte parfois loin des rivages bienséants…

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Outre les thèmes susmentionnés, votre ouvrage analyse aussi avec forces arguments et précisions la dimension politique des livres d’Abdellah Taïa, notamment sa résolution à faire entendre la voix des petites gens désœuvrées économiquement et politiquement…

Jean-Pierre Boulé : J’étais déterminé avec mon livre à ne pas négliger l’engagement politique d’Abdellah Taïa qui fait également partie de son œuvre, d’où le mot ‘cri’ dans le titre, et notamment d’étudier les tribunes qu’il a signées. Il parle de « mots-révolutions », qui est le titre de mon chapitre. Les mots peuvent changer les attitudes des gens, encore faut-il les prononcer. La dimension politique de ses livres est tellement importante qu’il ne fallait pas faire l’impasse sur ce sujet en se concentrant exclusivement sur les récits, les métaphores, bref le travail de critique littéraire. Il donne une voix à des personnes exclues de la société comme lui a pu l’être en grandissant dans la pauvreté, en arrivant en Suisse puis à Paris. On apprend beaucoup de faits dans ses livres comme l’exploitation sexuelle des enfants au Maroc dans une hypocrisie générale, la prostitution des Marocaines à l’étranger et au Maroc, la marginalisation et les discriminations contre les personnes noires, la vie des transgenres et leur acceptation ou non-acceptation jusqu’au cœur des communautés LGBTQIA+. C’est également le cas avec son deuxième film, Cabo Negro, qui sortira dans les salles en 2025 : l’éveil à la sexualité de deux jeunes gens au Maroc.

Il est aussi question de spiritualité dans Abdellah Taïa, la mélancolie et le cri...

Jean-Pierre Boulé : La spiritualité fait partie intégrante de la culture d’Abdellah, avec notamment sa mère et surtout sa tante, les visites dans les mosquées, les djinns, les superstitions. Il a eu une vie spirituelle très riche et tout ceci ressort dans l’écriture, c’en est même l’un des ressorts. Par exemple, on ne peut apprécier un roman comme Infidèles ni comprendre la « folie » des personnages principaux sans tenir compte de cet aspect. Tout comme pour la dimension politique de son œuvre, la spiritualité est un élément essentiel.

Enseignant-chercheur en littératures, vous avez publié plusieurs ouvrages qui traitent des écrits de Sartre et Hervé Guibert. Quelles accointances pourrions-nous établir entre l’œuvre de ces écrivains et celle d’Abdellah Taïa ?

Jean-Pierre Boulé : J’annexerai Serge Doubrovsky à cette liste même si je n’ai jamais fini par écrire un ouvrage sur son œuvre. Ce sont des écrivains engagés, mais au sens large du terme. Pour Sartre, c’est l’engagement politique et savoir se remettre en question : « En face d’un enfant qui meurt, La Nausée ne fait pas le poids ». Pour Guibert : « J’ai eu le sida pendant trois mois », cette phrase merveilleuse qui ouvre À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, avec ce passé composé qui crée un voile de fiction permettant au narrateur de se dévoiler. Avec Doubrovsky, se mettre à nu dans Le livre brisé, pousser l’autofiction jusqu’à s’exposer comme être humain et, dans d’autres livres, j’ai pu déceler une certaine mélancolie par rapport au genre ainsi que l’appel de la bisexualité. Tout ceci m’a fait évoluer en tant qu’être humain.

Comment qualifierez-vous le travail littéraire d’Abdellah Taïa ?

Jean-Pierre Boulé : Une évolution constante, une recherche authentique de l’amour. Après tout, il a aussi écrit et joué dans une pièce de théâtre et il est également metteur-en-scène avec deux films à son actif. Je crois qu’il n’aura pas assez de toute sa vie pour exprimer tout ce qu’il a en lui de créatif. Il m’a dit un jour que des histoires, il en avait tellement d’emmagasinées en lui qu’il n’avait pas de problème de matériel à exploiter. Il cherche à la fois le fonds et la forme. Ce que j’aime beaucoup chez lui c’est qu’il fait fi des attentes du monde littéraire. Il n’écrira jamais un livre pour avoir le Goncourt ; il écrira toujours les livres qui sortent de son corps. On n’a pas encore parlé du corps, et du corps dans son écriture, mais c’est presque un personnage constant dans tout ce qu’il fait. A chaque livre qui sort, on se demande ce qu’on va lire, où il va nous emmener en nous faisant rêver, souffrir, aimer et mourir. Il nous entraîne au bord de son hystérie avec certains de ses personnages, dans le sens étymologique du terme en grec (utérus). Car tout revient vers la mère chez lui, M’Barka.

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La mère est effectivement une figure omniprésente dans l’œuvre d’Abdellah Taïa. Mais à la différence de certains écrivains qui ont dépeint cette figure avec obséquiosité, la mère est tantôt haïe, tantôt aimée, tantôt révérée chez Abdellah Taïa, qui fait toujours monstration de ses contradictions… En tant que chercheur en littératures, comment analysez-vous ce choix narratif ?

Jean-Pierre Boulé : Je crois que c’est un choix qui s’est imposé chez lui, sans qu’il en soit conscient ou même sans qu’il utilise son libre arbitre. C’est la voix de sa mère qui s’exprime à travers lui : on rejoint ici la spiritualité. Lorsqu’il prend son crayon, sa mère est présente dans sa tête et dans son cœur. C’est vrai qu’il la montre sous toutes ses coutures, comme il le fait pour tous ses personnages, y compris les narrateurs qui pourraient être affiliés à lui. Il n’est pas tendre avec lui-même. Il conçoit la littérature comme un exutoire. Le décès de sa mère est intervenu en août 2010. On sent une vraie cassure chez lui. Le drame de ce déchirement est bien cerné par Laure Adler lorsqu’elle lui dit : « Comment vous vous débrouillez avec cette femme qui est morte et dont vous n’acceptez absolument pas la mort ? » (L’heure bleue). Elle est encore plus présente dans les romans publiés après 2010 mais toujours sans obséquiosité, comme dans ce chant du cygne qu’est Vivre à ta lumière. Reste à savoir si ce dernier texte a exorcisé son besoin d’écrire sur sa mère. Pour ma part, je pense qu’elle sera toujours là en filigrane. Pour ce qui est des autres auteurs sur lesquels je me suis penché, la mère est présente dans Sartre, Guibert et Doubrovsky mais pas avec la même fréquence ou intensité que dans les livres de Taïa, si ce n’est dans une certaine mesure chez Doubrovsky, ce qui semble indiquer un phénomène particulier à son écriture, un choix imposé comme je l’ai dit.

Un dernier mot sur le style d’Abdellah Taïa ?

Jean-Pierre Boulé : Il a une écriture envoûtante : c’est lui le djinn. Laure Adler a merveilleusement parlé de son style : il fait entrer les dialogues des Marocains de Hay Salam dans la langue française. Selon elle, il a inventé un nouveau français, respectueux de la syntaxe et de la grammaire françaises, mais puisé dans la rue, dans la vie de tous les jours. La prose de Taïa se prête à une lecture à haute voix, comme une sorte d’incantation stylistique, une prière, dans la lignée d’une longue tradition de contes oraux au Maroc et dans le monde arabe. On ne ressort jamais indemne de sa prose et de son style : on est bouleversés, entraînés, et quelquefois changés. C’est un style reconnaissable mais en évolution constante. Dans la vie, quand il écrit des courriels, son style ressemble à celui de ses livres. C’est comme une peau, tellement personnelle à lui et à la fois universelle.

Abdellah Taïa publiera à l’occasion de la rentrée littéraire un nouveau roman intitulé Le bastion des larmes. Quel avis portez-vous sur ce roman ?

Jean-Pierre Boulé : Je n’ai pas encore lu Le bastion des Larmes. Abdellah me l’a proposé mais je préfère tenir le livre entre les mains, comme pour tous les autres livres. En plus, je reçois également une dédicace, qui est précieuse. Mais le résumé du livre est clair : on retrouve des thèmes qui lui sont chers ainsi que la nature autobiographique de ses romans précédents. Un professeur qui a passé 25 ans en France revient à Salé à la mort de sa mère pour liquider l’héritage familial. Misère, violence, et différence, sexuelle, sociale, sont au programme. Son héritage est celui d’une enfance terrible, d’un amour absolu. On a l’eau à la bouche en lisant ce résumé et je pense que l’on ne sera pas déçus par Le bastion des Larmes.

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