Antoine Idier, sociologue : « Si l’œuvre d’Abdellah Taïa est si forte à mes yeux, c’est en raison de l’omniprésence de l’amour »

Antoine Idier © Arsène Marquis

Sociologue et historien, Antoine Idier fait partie des proches amis du romancier marocain Abdellah Taïa, qu’il a souvent interrogé sur son œuvre dans le cadre, notamment, de rencontres littéraires. À l’occasion de la parution le 22 aout du Bastion des larmes, le nouveau roman de ce dernier aux Éditions Julliard, il nous fait l’honneur d’un grand entretien sur son œuvre, qu’il estime abondamment. Entretien.

Comment avez-vous découvert Abdellah Taïa ? Quid de son œuvre ?

Antoine Idier : Au sujet de mes amis, il m’est difficile de retrouver comment je les ai précisément rencontrés : il n’est pas évident d’imaginer un « avant », le fait qu’à un moment ils n’étaient pas là, dans ma vie, tant leur présence semble être une évidence. Je suis lié à Abdellah Taïa depuis le début des années 2010. Je crois me souvenir que j’ai découvert l’homme et l’œuvre à peu près en même temps mais je ne sais plus du tout comment. Ses textes m’ont semblé incroyablement fort et beaux – un sentiment qui n’a jamais disparu, toujours renouvelé, que me donnent aussi ses films, sa pièce de théâtre. Physiquement, notre première rencontre a eu lieu dans un hammam – hélas aujourd’hui disparu pour les hommes, celui de la Mosquée de Paris. Cette rencontre a été très importante pour moi. Depuis, nous menons une conversation ininterrompue. Une discussion amicale, mais aussi politique, sociale, culturelle. Sur le monde qui nous entoure – Paris, la France, l’Occident, le colonialisme et l’impérialisme, le racisme, l’homosexualité, les vies minoritaires, etc. Nous parlons des gens, nous disséquons leur comportement (Abdellah est très fort pour cela). Nous rions beaucoup, aussi, nous parcourons Paris.

J’ai aussi eu le plaisir et l’honneur de publier deux entretiens avec Abdellah : « « Sortir de la peur ». Construire une identité homosexuelle arabe dans un monde postcolonial » dans la revue de littérature Fixxion et « Exister aujourd’hui » dans Autour d’Abdellah Taïa, le volume dirigé par Ralph Heyndels et Amine Zidouh, en 2020. Abdellah, c’est son œuvre, mais aussi, à titre personnel, d’autres œuvres, celles que j’ai découvert à travers lui : là, spontanément, parmi d’autres, je pense à Sayed Kashua, un écrivain palestinien qui a choisi d’écrire en hébreu, pour (tenter de) lutter de l’intérieur.

Abdellah Taïa est l’une des premières personnalités marocaines à affirmer ouvertement son homosexualité. En tant que sociologue dont les travaux portent sur l’homosexualité et la culture, comment percevez-vous cette affirmation publique de son homosexualité ?

Antoine Idier : Quand j’ai lu pour la première fois la lettre d’Abdellah à sa mère, publiée dans le magazine marocain Tel Quel, je travaillais à une biographie du militant homosexuel, écrivain et théoricien Guy Hocquenghem : en France, lui-même avait fait un coming out dans le Nouvel observateur en 1972, évoquait sa mère, et celle-ci, d’ailleurs, avait ensuite répondu. Abdellah, comme Hocquenghem et comme d’autres, a ouvert une brèche : un tel coming out brise le silence, fait entrer l’homosexualité dans le débat culturel et le discours politique, et crée les conditions de possibilité pour d’autres prises de paroles, d’autres discours, d’autres affirmations individuelles et collectives, pour la constitution de subjectivités et de mouvements politiques et sociaux (en dépit de la violence des réactions et de l’homophobie). La puissance de cette brèche se ressent dans la manière dont le geste d’Abdellah, un geste libérateur, a parlé à d’autres homosexuels, et continue à parler aujourd’hui à de plus jeunes militants et militantes (à plusieurs reprises, j’ai entendu Abdellah faire part de son grand enthousiasme suite à des rencontres avec de forts jeunes activistes !) : c’est un geste inaugurateur, qui constitue une ouverture, un geste amené à être perpétué, transformé et élargi… Ce geste s’inscrit également dans un contexte politique et social, dans des transformations et aspirations collectives, dont témoigneront, quelques mois plus tard, ce que l’on a nommé « les printemps Arabes » ; Abdellah Taïa en a décrit le souffle bouleversant, l’espoir et l’énergie, les désillusions aussi.

Abdellah Taïa insiste aussi sur le double combat qu’il mène. Contre l’homophobie, contre les forces conservatrices au Maroc – ceux pour qui l’homosexualité n’a ni existence ni place dans la société marocaine, voire dans une société arabo-musulmane en général, ceux pour lesquels c’est une invention étrangère, une perversion occidentale. Cette essentialisation, il faut le souligner, est parfois partagée par des réactionnaires et par des individus et des discours se disant progressistes, « anti-impérialistes » (mais qui sont en réalité bien conservateurs !). Mais la lutte, pour Abdellah, est aussi dirigée contre les réactionnaires en France et dans le monde occidental : ceux qui exploitent l’homosexualité pour hiérarchiser les sociétés et les cultures, ceux qui se prévalent d’une supériorité morale en raison de leur supposée tolérance, ceux qui prétendent qu’on ne pourrait être gay, marocain, arabe et musulman tout à la fois, et que ces identités seraient nécessairement contradictoires et inconciliables. Ce double souci est très présent dans les écrits d’Abdellah Taïa.
Ce dernier cherche aussi à constituer une culture homosexuelle qui se nourrit de l’histoire marocaine, arabe, africaine, musulmane, etc. Comme il l’affirmait dans l’entretien à Fixxion : « Je n’ai rien contre la culture gay occidentale ; moi-même j’écoute Madonna et Dalida. Mais j’écoute aussi Samira Said, Sabah, Oum Khaltoum et Abdel Halim Hafez. » Je pense à certaines tensions qu’Abdellah relève au sujet de certaines figures, y compris les plus célébrées, comme le « saint » Jean Genet (à l’image du texte publié par Abdellah Taïa dans le livre Archives des mouvements LGBT+ (Éditions Textuel) à partir d’une photographie prise par Marc Trivier). Je pense aussi à certaines miniatures arabes qu’Abdellah se plaît à partager, où l’on voit des hommes ensembles, telles un extrait d’Al-Maquamat d’Al-Hariri, un texte du 13e siècle : ce geste d’aller chercher dans la culture arabo-musulmane des traditions passées, enfouies voire rejetées, me semble aussi extrêmement fort.
Enfin, je pourrais ajouter que l’on retrouve dans les textes d’Abdellah Taïa cette question qui taraude nombre d’auteurs homosexuels : que faire de cette homosexualité ? Qu’implique-t-elle ? En quoi est-elle un point de vue particulier sur le monde, un rapport singulier aux autres, aux normes et aux conventions sociales ?

Y-a-t-il un livre d’Abdellah Taïa que vous appréciez particulièrement ?

Antoine Idier : Il n’est pas facile de répondre à cette question. Souvent, chaque nouveau livre me semble le plus accompli car il dépasse les précédents et arrive à nous porter ailleurs. Le centre de gravité du livre, en quelque sorte, n’est jamais le même, se déplace de roman en roman. Une inclinaison spontanée me porte vers les derniers, mais c’est injuste. Je sais aussi que j’avais beaucoup, beaucoup aimé Un pays pour mourir et La Vie lente, très forts, si forts, car la France y était plus présente, et le thème même de la vie en France, de l’existence pour des minoritaires, du racisme, etc., qui plus est dans le contexte politique de la seconde moitié des années 2010 (une nouvelle explosion de racisme, d’islamophobie, etc.) D’un roman à l’autre se donnent à lire un déplacement, un cheminement individuel, une trajectoire qui évolue, le temps qui passe, les aller-retours entre le Maroc et la France, Salé et Paris. Mais il me suffit de relire Une Mélancolie arabe pour être frappé par sa puissance, par le fait que beaucoup de choses étaient déjà là…

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Aujourd’hui, peut-être que l’on connaît moins Abdellah Taïa pour ses textes courts. En particulier ses nouvelles, publiées çà et là, et qui ne sont pas toujours aisément trouvables, bien que très fortes. Ce n’est pas un livre, mais peut-être le faudrait-il… Ajoutons, aussi, les chroniques et textes d’intervention, publiés dans la presse, réagissant à l’actualité. Certains, notamment sur les « Printemps arabes », ont été réunis en anglais sous un titre magnifique : Arabs Are No Longer Afraid – il faudrait les publier en français ! Je repense aussi à ses textes écrits à la suite des attentats de 2015-2016…
Quant à son dernier roman, Le Bastion des larmes, il est lui aussi incroyable. Il se passe au Maroc, par une sorte de retour au pays d’un exilé ; il y est question d’amour et de liberté, bien évidemment, mais aussi de la famille, de l’hypocrisie sociale, des petits arrangements avec la morale et les conventions, des petits combats quotidiens qu’il faut mener pour vivre… Sa lecture fut un choc !

Comment qualifierez-vous l’œuvre d’Abdellah Taïa ?

Antoine Idier : Abdellah n’aime pas les théoriciens bavards qui se « gonflent » de leur propre verbiage : je sens son regard sévère (il peut l’être) sur moi lorsque je réponds à vos questions, avec le risque de circonscrire et de réduire son travail ! Mais ce qui me frappe avant tout, au sujet de son œuvre, c’est qu’elle s’impose à celles et ceux qui la lisent, comme une œuvre dans laquelle ils et elles se retrouvent et se reconnaissent, comme une œuvre qui parlent d’eux, de leur vie, du monde dans lequel ils cheminent (je m’inclus dans ce « ils et elles »). Les grandes œuvres minoritaires ont ce pouvoir : faire que les individus minoritaires se sentent « parlé(e)s » par l’œuvre, comme si Abdellah leur donnait une voix – même si leur trajectoire peut être fort éloignée des trajectoires qui se déploient dans les romans, même s’ils ne partagent pas certaines propriétés biographiques d’Abdellah. Ce dernier a la capacité à être, d’une certaine manière, un porte-parole en littérature (je m’inspire de ce qu’écrit Didier Eribon en disant cela). Et précisément, ses romans sont traversés par ce souci de ne surtout pas parler que de soi, mais de porter la voix d’autres individus, par le souci de dire vrai et juste – des personnages l’expriment tout particulièrement, notamment dans Celui qui est digne d’être aimé et dans La Vie lente. Abdellah, je crois, s’interroge en permanence sur celles et ceux dont il est, ou doit être, le porte-parole, en dépit de l’éloignement et des violences subies ; l’exil et la fuite se heurtant en permanence à un souci de fidélité. Il y a une conscience aiguë des conditions qui permettent l’écriture, et une interrogation critique de ces conditions, le désir de ne pas s’y plier, de ne pas être là où on souhaite qu’il soit (en cela, il me semble que les romans d’Édouard Louis forment un puissant écho à ceux d’Abdellah).
Si l’œuvre d’Abdellah Taïa est si forte à mes yeux, c’est en raison de l’omniprésence de l’amour – une quête constante -, de la liberté, et de la domination et de la violence des rapports sociaux, qu’il s’agisse de l’immigration, du racisme, de l’homosexualité, des classes sociales, du genre. De la violence au Maroc et en France. Chaque roman les dissèque à chaque fois d’une nouvelle manière. Là est une autre force du travail d’Abdellah : comme je l’ai dit, chaque roman se déplace, prend un nouveau point d’observation, dépassant le point de vue du précédent livre.

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Évidemment, il faudrait ajouter le rapport à la langue française d’Abdellah, un rapport de torsion, de violence littéraire. En même temps, ses romans sont très puissants sociologiquement : dans un de mes cours, je demandais à mes étudiants de lire des textes d’Abdellah et des extraits du grand livre d’Abdelmalek Sayad, La double absence, tant ils se répondaient mutuellement.
Puisque je parle de sociologie, le travail d’Abdellah soulève aussi des enjeux dont nous avons discuté dans notre second entretien publié : des enjeux d’existence symbolique, c’est-à-dire de savoir comment exister, en tant qu’écrivain marocain, musulman, gay et africain, écrivant en langue française, dans l’espace culturel français, mais aussi dans l’espace mondial… les « batailles », aussi, qui doivent être menées pour réussir à exister, en France et à l’étranger…