L’artiste français Jim Bishop et ses personnages ont en commun avec Santiago d’avoir vécu maintes expériences avant de trouver leur voie, de gagner en sagacité, de s’affirmer. Si le jeune berger de Paul Coelho a dû traverser le désert en exerçant une myriade de fonctions avant de trouver sa voie, il aura fallu peu de temps à Jim Bishop pour revenir à la bande dessinée, cet art dont il s’est accoutumé dès l’enfance pour accomplir un jour sa légende personnelle. Entretien.
Qu’est-ce que la bande dessinée ?
Jim Bishop : C’est un moyen d’expression assez complet qui demande différentes capacités techniques : l’art de raconter une histoire, l’art de dessiner à la fois des personnages, des décors et des perspectives. C’est un art qui mélange la littérature, le cinéma et d’autres arts graphiques. C’est un moyen d’expression très puissant sous-estimé par une certaine élite, même s’il y a de plus en plus de personnes qui parlent ouvertement de leur amour de la BD. Récemment, j’ai vu une interview vidéo de l’actrice Adèle Exarchopoulos pour Vogue. À un moment, elle sort de son sac un volume de Naruto qu’elle présente hyper bien. J’ai trouvé ça très agréable. Il y a 20 ans, Naruto, c’était vraiment le manga du peuple. Aujourd’hui d’autres personnes y accèdent. Et cela change tout, à la fois son statut et la manière dont il est perçu… L’accès à la bande dessinée est hyper facile. Il n’y a pas besoin d’acheter des pinceaux, des toiles, de la peinture ou tout autre matériel complexe. Il suffit d’avoir une feuille et un crayon pour faire de la bande dessinée. C’est un art qui est très humble dans son approche, mais qui peut amener à produire quelque chose de très complexe, de très puissant. Venant d’un milieu ouvrier avec très peu de moyens, j’ai commencé à faire de la bande dessinée parce que ça me permettait de m’exprimer, de gérer mes émotions. C’est un art très accessible à tout le monde.
De ses débuts à aujourd’hui, le statut définitionnel de la bande dessinée n’a cessé d’évoluer. Si certains le lient à la littérature, d’autres considèrent qu’il appartient au registre pictural. Quel regard portez-vous sur ce débat ?
Jim Bishop : La bande dessinée, c’est complètement de la littérature. Elle utilise les mots pour exprimer plein de choses. Il y a aussi le graphisme, qui est une autre forme de lecture. Pour moi, c’est de la littérature. Elle fait vivre de très grandes émotions. Je ne peux répondre que oui à cette question.
Quels sont les textes et auteurs qui vous ont permis de vous construire intellectuellement et humainement ?
Jim Bishop : Le premier livre que j’ai lu quand j’étais ado et qui m’a marqué est un livre de Stephen King. C’est un livre d’horreur, qui m’avait provoqué plein d’émotions. J’avais 14 ans. J’étais surpris de voir que la lecture pouvait procurer autant d’émotions. Mon rapport avec les mots est arrivé tardivement. Car c’est plus tard que j’ai pris conscience que j’aimais écrire, en partie grâce au rap. J’ai écouté beaucoup de rap. La manière dont des rappeurs travaillent les mots fait d’eux des poètes modernes. Ça du mal à être accepté aujourd’hui, mais ce sont les poètes de notre époque. Il y a des rappeurs qui m’ont vraiment touché. Il y avait avec quelque chose de très puissant dans leurs les mots, plus que dans la littérature. C’est grâce au rap que je me suis rendu compte que certains chanteurs s’inspiraient des poètes. J’avoue ne pas avoir une grande culture littéraire. À part les livres de Philip K. Dick, grand auteur de sciences-fictions, je n’ai pas une grande culture littéraire, je ne connais pas beaucoup de romans.
La structure narrative de Lettres perdues est quasiment la même que L’Alchimiste de Paulo Coelho. C’est un livre qui m’a énormément influencé, y compris dans ma façon de voir le monde. Je l’ai lu quand j’avais la vingtaine et quand j’étais un peu paumé. Il a écrit une œuvre un peu mystique qui parle de Dieu sans le nommer. Moi, je ne crois pas forcément aux religions, mais ce livre m’avait trop touché.
Santiago, le personnage cherche un trésor et on ne sait pas vraiment ce que c’est. Il fait toute une quête de vie pour se rendre compte que son trésor, il était là depuis le début. Lettres perdues à cette structure-là, elle a été pensée comme ça. Le personnage cherche une lettre pendant longtemps alors qu’en fait, il l’avait depuis le début. L’Alchimiste est une œuvre qui m’a énormément inspiré. Il y a aussi des œuvres vidéoludiques qui m’ont inspiré comme Zelda. J’ai consommé pas mal de fantaisie et d’histoires d’amour dans des romans qui m’ont aussi inspiré, même dans la manière de développer les personnages. Ce que j’aime dans la lecture d’un roman, c’est que quand tu rentres dans un personnage, tu t’y attaches parce que tu le développes. Tu développes le personnage et son arc narratif va jusqu’au bout. Quand tu arrives à la fin du roman, tu as l’impression de le connaître vraiment. Je trouve que ce genre de choses manque parfois en BD. Je me suis toujours dit que quand j’écrirais mes histoires, j’irai au bout de mes personnages. Je voulais qu’on les connaisse. Je voulais qu’il y ait un arc narratif et qu’à la fin, on ait compris son évolution. C’est un truc fondamental qu’on retrouve beaucoup dans les romans, dans les mangas, mais très peu dans la bande dessinée franco-belge, où les personnages sont souvent laissés de côté parce qu’on a besoin de raconter une histoire. C’est différent avec les Japonais. Les Japonais développent très bien leurs personnages. C’est un truc que j’aime beaucoup parce que quand je lis une bande dessinée, ce qui m’intéresse, ce sont les personnages. Ce sont les personnages qui vont faire que je vais avoir envie d’aller au bout d’une histoire. J’ai besoin de m’attacher à eux, durant le temps qu’on passera ensemble. C’est un truc sur lequel je me penche beaucoup, j’aime que mes personnages soient attachants, j’ai envie qu’on les aime comme moi, je les aime en général.
J’ai besoin des mots pour évacuer ce que je ressens. Si, je n’exprimais rien, je deviendrais fou. Clairement fou parce que dans mon corps, il y a des tas de choses qui se passent.
Jim Bishop
Vous parliez tout à l’heure de rap. Qu’est-ce que vous aimez dans ce genre musical ?
Jim Bishop : Parmi les rappeurs qui m’ont beaucoup touché ces dernières années, il y a eu Nekfeu, qui a décrit ma jeunesse, la manière dont j’ai vécu mon adolescence dans ce monde. Il parle beaucoup d’amour dans ses textes. La manière dont il le fait me touche beaucoup. Il joue énormément avec les mots. C’est l’un des artistes qui m’a le plus touché ces dernières années en termes d’écriture. En écrivant, je me suis rendu compte que je ressentais énormément de plaisir et d’émotions à jouer avec les mots. C’est ce que j’essaye de mettre dans mes bandes dessinées. Dans Lettres perdues, j’essaie de faire des jeux de mots avec humour. Il y a aussi dans ce livre un poème qui parle de liberté. C’est pareil Dans mon ami Pierrot où il y a le chat, qui joue beaucoup avec les mots. Il parle de légèreté de l’âme, etc. Il joue avec les mots. À travers cette lettre, j’évoque mon amour de l’écriture et de la poésie que j’aime beaucoup. Mon téléphone est rempli de poésies, que j’écris quand je me sens bien ou mal. Je suis un être d’émotion pur qui a besoin de poésie. J’ai besoin des mots pour évacuer ce que je ressens. Si, je n’exprimais rien, je deviendrais fou. Clairement fou parce que dans mon corps, il y a des tas de choses qui se passent, et j’ai besoin que ça sorte. C’est un besoin. C’est-à-dire que ça m’aide à survivre. Je peux avoir une forte angoisse, mais dès que j’écris, j’arrive à aller mieux. Il y a bien sûr le dessin aussi, mais c’est une autre forme d’expression.
Quel est votre rapport aux langues, notamment française ?
Jim Bishop : J’aime beaucoup les mots. J’aime beaucoup jouer avec. Je fais tout le temps des jeux de mots dans ma tête, des fois lourds, des fois cools. J’écris énormément. C’est une partie de moi que je n’exprime pas médiatiquement, mais j’écris énormément. De la poésie, du rap, des idées, des pensées… J’ai écrit un roman aussi. Je tente de le faire publier, mais ce n’est pas encore simple. Peut-être qu’un jour, j’y arriverai. En-tout-cas, il existe.
Pourquoi écrivez-vous ?
Jim Bishop : J’écris parce que j’aime ce que provoquent les mots. Dans la manière dont on va les composer, ils peuvent créer de la violence, tout comme ils peuvent créer de la douceur. C’est pourquoi j’aime les utiliser. Ils provoquent une émotion. C’est là qu’on se rend compte que c’est étrange. C’est un truc qui est matérialisé, qui est hors de nous, mais qui nous provoque quand même des émotions puissantes. Je suis fasciné par les mots.
Pour en revenir à la bande dessinée, sur quel support dessinez-vous ?
Jim Bishop : Pour les BD que j’ai publiées, j’ai tout fait sur la tablette. Le dessin et les couleurs. Ma prochaine BD sera encore numérique. Après, je retourne à la BD traditionnelle.
Comment dessinez-vous vos perspectives ?
Jim Bishop : À l’instinct, j’ai tellement dessiné dans ma vie que je me suis affranchi des règles de la perspective. Tout est instinctif maintenant.
Depuis l’avènement des intelligences artificielles, une grande partie du monde de la culture s’inquiète de la disparition progressive de leurs métiers ou alors de l’amoindrissement des collaborations avec les cinéastes, producteurs et éditeurs. Partagez-vous leurs inquiétudes dans le secteur de la bande dessinée ?
Jim Bishop : C’est intéressant parce que je pense que ça peut arriver. On le voit déjà d’ailleurs. Il y a des gens qui ont l’audace d’utiliser des IA pour faire des couvertures de magazines. Il y a même une bande dessinée qui est sortie récemment et qui a été entièrement réalisée avec une IA. Donc ça peut remplacer les artistes, ça peut arriver. Si jamais demain, les gens décident d’acheter les productions de l’IA parce que ça les touchent, elle remplacera les auteurs. Pour le moment, on n’en est pas encore là, mais ça arrivera, je pense. Est-ce que ça me fait peur actuellement ? Non. Parce qu’il y a une part de moi qui se dit que la machine ne peut pas exprimer les émotions comme moi, je les ai vécues. Peut-être qu’un jour, elle arrivera à les simuler. Ce jour-là, je pense que ça pourrait être très dangereux, et pas que pour les auteurs, mais pour l’humanité entière. Il y a une part de moi qui craint vraiment cela, mais je n’ai pas envie de projeter quelque chose que je ne vois pas encore arriver. Pour le moment, c’est un outil mal utilisé. Beaucoup s’en servent pour voler clairement le travail des artistes. Ce n’est pas de l’inspiration, c’est du vol. Quand j’ai besoin d’inspiration, je vais voir le travail d’un artiste. L’IA vole littéralement le travail des artistes. Ça prend une image, la modifie. C’est un problème. Un gros, gros problème. Malheureusement, il n’y a aucune législation sur ça.
Je pense que la bande dessinée peut sauver des gens. Elle peut sauver. Moi, c’est ce qui m’est arrivé. Pour plein de raisons, elle me sauve encore aujourd’hui.
Jim Bishop
Doivent-elles être régulées ?
Jim Bishop : Oui, c’est sûr. On devrait créer des programmes pour interdire à l’IA de faire ça. Parce que c’est facile, c’est une machine, on peut la programmer. Sauf qu’actuellement, on ne le fait pas et les gens s’en servent différemment. J’ai un pote qui utilise ses propres images pour faire des modifications avec l’IA. Il s’en sert comme outil pour faire ressentir autre chose. Là, ce n’est pas trop problématique, mais il y a des gens qui s’en servent n’importe comment, ils font dans le vol.
Encore une fois, je ne suis pas encore au point où je me dis que c’est dangereux, mais ça pourrait le devenir. Pour le moment ça ne m’inquiète pas personnellement. Ce que j’ai à raconter, L’IA ne pourra pas le raconter. C’est impossible. Dans ma tête, c’est trop précis. Je sais comment j’aime raconter les choses et ce que je veux faire ressentir. L’IA n’a pas cette capacité d’imagination.
Un dernier mot sur la bande dessinée ? Que peut-elle ?
Jim Bishop : Je pense que la bande dessinée peut sauver des gens. Elle peut sauver. Moi, c’est ce qui m’est arrivé. Pour plein de raisons, elle me sauve encore aujourd’hui. C’est la bande dessinée qui fait que je mange, qui fait que je vis des émotions. Elle m’a sauvé quand j’étais jeune. J’ai découvert One Piece quand j’étais adolescent et que j’avais des idées très sombres. Je n’étais pas bien dans ma peau. Mais quand j’ai découvert One Piece, je me suis dit « OK, je ne veux pas mourir tant que je ne sais pas la suite ». Aujourd’hui, je suis même plus One Piece et pourtant, elle m’a sauvé. Pour moi, c’est une œuvre trop forte. C’est une de mes œuvres préférées parce qu’elle est fédératrice, parce qu’elle parle de liberté, d’empathie, de plein d’autres choses. D’ailleurs, Oda, est l’un des rares à mettre des personnages trans dans One Piece. Il n’y a aucun autre auteur qui l’a fait aussi bien que lui. Il ne les a pas incarnés en tant que trans ou membres d’une communauté. Il les a incarnés juste en tant que personnages. Et du coup, ils sont hyper attachants et tu les acceptes direct. C’est hyper intelligent la manière dont il en parle. Donc, pour moi, c’est une œuvre fédératrice. La bande dessinée peut vraiment sauver des vies. One Piece est un bon exemple.