Portraitiste assidue de la condition féminine en Afrique francophone, la romancière gabonaise Charline Effah fait partie de ces figures inspirantes dont le propos éclaire et enrichit notre vision de la littérature, qu’elle perçoit comme « un puissant témoin de notre monde ». Entretien.
Qu’est-ce que la littérature ?
Charline Effah : Il n’est pas aisé de définir ce qu’est la littérature. Le risque que l’on peut prendre en voulant définir la littérature, c’est de convoquer un ensemble de théories et de paradigmes qui envisageraient la littérature comme une discipline quasi scientifique. Je suis très attachée à une créativité innée, quelque chose que l’on ressent comme une prédisposition naturelle. Une chose qu’on ne peut expliquer, ni comprendre totalement parce qu’elle n’est pas accessible à qui le veut tout en étant un espace qui n’autorise pas les cloisonnements.
Écrire est donc quelque chose d’inné ?
Charline Effah : Normalement, ça ne s’apprend pas. Ça coule de source. C’est comme un élan, qui émane d’un endroit mystérieux et nous pousse à écrire. C’est le fait de bien écrire qui se travaille : c’est-à-dire connaitre les codes des genres littéraires avant de les explorer. Se faire publier demande aussi un travail professionnel, qui est complètement technique, voire même scientifique, parce que le texte doit être bien travaillé avant d’être accessible sur le marché.
Existe-t-il une littérature ou des littératures ?
Charline Effah : Il existe des littératures et j’aime l’idée d’une classification selon les époques. Chaque ère donne naissance à une littérature qui dit quelque chose du temps et du monde dans lequel on vit. Et c’est en ce sens que la littérature est un puissant témoin de notre monde. Toutes ces littératures, ces sensibilités, agrégées les unes aux autres font la littérature avec un « L » majuscule.
La littérature est l’espace même de la transgression parce qu’elle ose dépouiller les tabous et les préjugés qui occultent une certaine parole.
Charline Effah
Un texte a-t-il besoin d’être écrit pour être considéré comme de la littérature ?
Charline Effah : Non. Car avant le texte écrit, il y a d’abord l’oral. Et une littérature non écrite trouve également sa place. Je pense aux conteurs de Mvett au Gabon par exemple dont le savoir se transmettait uniquement à l’oral ou aux griots dans d’autres régions d’Afrique. D’ailleurs dans certaines universités africaines, il existe des départements de littérature orale. Le seul souci c’est que ces textes ne sont déclamés que durant des cérémonies exceptionnelles et parfois ils peuvent être entouré d’une aura qui les rend opaques et déchiffrables par les seuls initiés.
La littérature peut-elle et doit-elle tout dire ?
Charline Effah : La littérature est l’espace même de la transgression parce qu’elle ose dépouiller les tabous et les préjugés qui occultent une certaine parole. La fiction permet de briser les digues d’une certaine pudeur dans la mesure où elle raconte des destins, des tragédies. Elle ne va pas condamner mais elle poussera plutôt le lecteur à prendre parti ou non.
Depuis quelques années, les « littératures africaines » connaissent un surcroît de popularité chez les lecteurs en Occident. Comment l’expliquez-vous ?
Charline Effah : Le surcroît de popularité en Occident s’explique aujourd’hui par l’accès au livre qui est de toute façon plus aisée ici qu’en Afrique aujourd’hui même si la circulation du livre connait un léger dynamisme ces dernières années.
Comment expliquez-vous qu’il ait fallu attendre autant de temps pour que ces littératures soient enfin diffusées et célébrées à l’international ?
Charline Effah : Parce que ces littératures sont publiées dans des espaces qui ont déjà une tradition littéraire bien ancrée avec des auteurs, des libraires, des prix littéraires et autres structures contribuant à la vie des œuvres. Je veux dire qu’il n’y avait véritablement pas de besoin à combler dans ce sens-là. Progressivement, c’est le lectorat qui a changé et a modifié le rapport à la littérature.
Aujourd’hui si on écrivait comme Flaubert, qui est un écrivain que j’aime beaucoup, on pourrait passer à côté de nouveaux lecteurs.
Charline Effah
Cette diffusion des textes à l’international suscite souvent des interrogations, notamment lorsque la langue des auteurs est remaniée par les éditeurs pour correspondre à de nouveaux publics… Quel regard portez-vous sur ce débat linguistique ?
Charline Effah : Cela veut dire tout simplement qu’une maison d’édition est une entreprise. Elle doit vendre et par conséquent, il faut qu’elle sente les attentes des lecteurs et y réponde. Il faut également qu’elle pousse loin le texte d’un auteur pour lui permettre d’accéder à de nouveaux territoires. Ce qui est important c’est que le texte garde l’identité, la marque, le style, le rythme de l’auteur. Le lectorat a beaucoup évolué. Aujourd’hui si on écrivait comme Flaubert, qui est un écrivain que j’aime beaucoup, on pourrait passer à côté de nouveaux lecteurs.
Ce remaniement des textes soulève aussi d’autres questions : toutes les littératures se valent-elles ? Les littératures africaines peuvent-elles se pourvoir d’une dimension universelle sans être remises en question et remaniées par les éditeurs ?
Charline Effah : Qu’un auteur soit africain ou non, il y a toujours un travail éditorial sur son texte. Et je pense que toutes les littératures se valent. Les littératures africaines ont leur place. Alain Mabanckou n’a jamais gommé l’oralité africaine et ses talents de conteurs dans ses romans et aujourd’hui c’est l’un des écrivains africains le plus lu et le plus traduit dans le monde. Une carrière littéraire se fait et se construit aussi sur la base d’une rencontre entre un auteur et un éditeur qui accepte de publier un auteur en acceptant sa singularité. Janis Otsiémi, le maître du polar au Gabon et en Afrique a publié de nombreux textes auprès d’un éditeur Français en conservant des manières de dire du Gabon et des expressions locales. Cela ne lui a pas empêché de toucher un lectorat international.
Je joue beaucoup avec la synonymie car la langue Française a une grande richesse dans ce sens. J’aime toutes les nuances autour d’une expression et d’un mot.
Charline Effah
Quel est votre rapport personnel aux langues, notamment française et gabonaises ?
Charline Effah : Ce sont les deux matériaux que j’utilise pour écrire. Il m’arrive souvent de penser en fang et d’écrire en Français. Pourquoi ? parce que le Fang qui est ma langue maternelle est celle que j’ai apprise en premier. J’ai été en partie élevée par mon arrière-grand-mère qui m’a appris à parler et à penser en Fang. Et c’est bien plus tard que j’ai appris le Français. J’aime cette hiérarchisation parce que cela me donne un rapport avec la langue et les mots qui fera que je rechercherai toujours l’expression juste quand j’écris.
Comment travaillez-vous la langue avec laquelle vous écrivez ?
Charline Effah : Je joue beaucoup avec la synonymie car la langue Française a une grande richesse dans ce sens. J’aime toutes les nuances autour d’une expression et d’un mot. Quand j’écris, j’ai toujours un dictionnaire des synonymes avec moi. Je me relis beaucoup. Je découpe les phrases, je fais attention à la ponctuation, aux sonorités, allitérations, assonances.
Suite à la montée des tensions diplomatiques entre la France et ses anciennes colonies, la langue française est contestée dans de nombreux pays africains. Quel regard portez-vous sur ces débats ?
Charline Effah : Le Gabon s’est inscrit dans la logique du Rwanda. C’est-à-dire qu’il envisage des velléités d’intégration du Commonwealth. Cette intégration du Commonwealth, forcément, va nécessiter davantage d’usage de l’anglais comme langue nationale à la place du français. Je pense que tous les pays qui se positionnent de cette manière essaient d’exprimer un ras-le-bol, un positionnement politique qui dit quelque chose des relations actuelles entre la France et l’Afrique. Il y a une page qui se tourne aujourd’hui : les pays font le bilan et s’interrogent réellement sur ce que la présence française apportée en Afrique et si elle est encore importante à l’heure actuelle.
En tant que romancière de langue française, quel message adressez-vous aux jeunesses africaines francophones ?
Charline Effah : Le français est la langue qui me permet de mettre des mots sur tout ce qui me traverse. C’est avec cette langue que j’exprime mon moi intérieur. Enfant, j’ai d’abord appris le fang, ma langue maternelle. Cette langue me permettait d’être au monde, mais pas d’explorer mon intériorité. Ce n’est pas que la langue fang ne le permet pas, mais c’est parce que la société dans laquelle j’ai grandi au Gabon ne met pas trop l’accent sur l’individu. On est beaucoup dans le collectif, la communauté. Le rapport à cette langue fang ne me permettait donc pas d’être à part, en dehors de la collectivité. Lorsque je découvre la langue française, j’apprends à dire le « je » et j’apprends à me l’approprier.
Par rapport au fait que le Gabon et d’autres pays d’Afrique souhaitent modifier leur langue nationale, que dire à la jeunesse ? Comme je l’ai déjà dit, c’est d’abord l’expression d’un ras-le-bol. Il y a aussi derrière ce ras-le-bol des intérêts politiques, commerciaux et financiers que l’on ne dit pas forcément aux jeunes, ni aux peuples. C’est-à-dire qu’il y a des accords entre les pays qui vont nécessiter pour les années à venir que la langue anglaise soit incontournable pour toutes des transactions et négociations financières, économiques. C’est déjà un peu le cas aujourd’hui. Pour les gens de ma génération, ça va être difficile de basculer vers une autre langue. Je continuerai d’écrire en langue française parce que je suis déjà trop vieille pour apprendre une autre langue, mais aussi parce que c’est dans la langue française que j’ai bâti mon imaginaire. Même si je me mettais à apprendre l’anglais, je ne pense pas pouvoir écrire un texte dans cette langue avec toute la sensibilité que j’ai en écrivant en français. Mais les jeunes vont s’adapter à ces changements en Afrique. Je le vois au Gabon où la population est extrêmement jeune. Ils apprennent plusieurs langues, y compris informatiques et s’adaptent facilement aux changements. Ça dit quelque chose du basculement d’un monde vers un autre monde. Ce basculement ne sera pas qu’économique, il sera aussi linguistique.
Jusqu’à présent, vous n’avez publié que des romans. pourquoi ?
Charline Effah : Ce qui me plaît dans le roman, c’est le travail sur les personnages. Aujourd’hui, on se souvient encore très bien d’Emma Bovary ou du personnage de Wangrin dans L’étrange destin de Wangrin. Pourquoi ? Parce que dans un roman, on va suivre quelques personnages, s’y attacher au point qu’ils deviennent des figures importantes et des symboles auxquels on pourrait s’identifier. C’est ce travail sur les personnages que j’aime dans le roman, en plus du fait que ce soit l’espace le plus démocratique possible.
Un conseil à celles et ceux qui ont envie de se lancer en littératures ?
Charline Effah : Ne pas se censurer. Écrire tous les jours quel que soit le sujet ou la forme du texte. Écrire sans penser à ceux qui nous liront ou pas, mais en y mettant du cœur, sans tricher.
Un dernier mot sur la littérature ? Que peut-elle ?
Charline Effah : Elle est le lieu où la fiction tente de réparer ce qui fracasse les humains dans la vie réelle. C’est une chambre à soi. Un laboratoire dont on ne sort jamais indemne.