Exceptionnel roman d’apprentissage, « Les Innocents » se lit avec attrait grâce aux réflexions déployées sur l’engagement politique des jeunes et l’inégal accès des classes populaires aux études supérieures et postes à responsabilités. Des thématiques déjà abordées dans le premier roman de Mahir Guven, qui nous fait l’honneur d’un entretien à l’occasion de la parution de son nouvel ouvrage aux éditions Grasset.
Écroué pour le « meurtre » de Paul Chance, Noé Stéfan se remémore son parcours fait d’expériences trépidantes aux côtés de sa famille et de ses amis à Saint-Sébastien-sur-Loire. La ville de son enfance, de ses amitiés, de ses amours avec Hortense, Valentine, Tiphaine… et celle de ses premières interrogations sur son père, l’indépendantiste breton Goulven Stéfan. Des personnages hauts en couleur comme la langue employée par l’auteur qui, loin d’affaiblir le livre, renforce le caractère incantatoire de leurs récits. Directeur littéraire aux éditions JC LATTES, Mahir Guven a été récompensé en 2017 par le prix Goncourt du Premier roman pour son ouvrage Grand-frère. Rencontre.
Pourquoi écrivez-vous ?
Mahir Guven : J’écris pour raconter des histoires aux gens, pour être lu. J’écris parce que ça me plaît, ça me fait du bien et parce que je ne sais pas faire grand-chose d’autre qui me rende heureux.
Cinq ans après la parution de Grand-frère, votre premier roman aux éditions Philippe Rey, vous publiez un nouvel ouvrage intitulé Les Innocents. Comment ce texte est-il né ?
Mahir Guven : J’ai eu envie de rendre hommage à mon enfance, à la ville qui m’a fait grandir (Saint-Sébastien-sur-Loire) et aux gens qui y vivent. J’avais envie de raconter à quel point j’y avais été heureux et tout ce que m’avait appris cette ville. Je voulais aussi rendre hommage à l’esprit chaleureux et tolérant des gens de l’ouest de la France.
Outre ces hommages, le livre aborde aussi les luttes pour l’autonomie de la Bretagne et le conflit kurde. Pourquoi avez-vous choisi d’aborder ces différents sujets ?
Mahir Guven : Je voulais écrire une grande fresque avec plein de sujets comme la politisation chez les jeunes, l’impact de l’arrivée d’Internet, le parcours d’un réfugié… Ce qui se prêtait le mieux à cet exercice, c’était de choisir les sujets que vous évoquez et de montrer la façon dont naît et grandit l’engagement avec l’arrivée d’Internet. J’ai aussi trouvé intéressant de comparer la défense de ces deux minorités que sont les militants pour l’autonomie de la Bretagne et les réfugiés kurdes. J’ai trouvé qu’il y avait un pont à faire. D’autant plus qu’il existe un cercle d’amitié kurdo-breton. C’est de là que m’est venue l’idée.
Tout comme votre précédent livre, Les Innocents met en exergue les effets du capitalisme dans la société et l’inégal accès des jeunes aux études supérieures et postes à responsabilités…
Mahir Guven : Je considère que tous les êtres humains se valent. Lorsqu’ils sortent du ventre de leur mère, ils ne choisissent pas le contexte dans lequel ils naissent. On leur doit à tous le même respect. Or, dans l’espace artistique, une partie des personnes n’existe pas. On ne leur rend jamais hommage ou alors avec condescendance. On raconte leurs misères. Moi, je voulais rendre beaux ces personnages. J’ai rendu hommage aux copains des quartiers populaires dans Grand-frère et dans celui-ci à la jeunesse issue des petites villes mi-riches mi-pauvres qui constituent la majorité de la France. J’essaie aussi de m’appuyer sur le réel pour raconter la vie des gens et confronter la société à ses excès et injustices. C’est tout. Je ne vais pas beaucoup plus loin que ça.
D’où le choix d’ancrer vos récits dans la réalité contemporaine ?
Mahir Guven : J’ai envie d’être un portraitiste. J’ai envie de réagir sur ce qui est devant moi, ce que je connais par l’intime, ce sur quoi je peux réagir à l’instinct. L’essentiel est là.
Les sujets que vous évoquez dans vos livres s’imposent-ils au fil de l’écriture ou est-ce un choix délibéré de les aborder dès le début ?
Mahir Guven : À chaque fois, il y a de la réflexion, mais certains sujets s’imposent aussi. Surtout que je travaille vraiment par couches. J’écris un premier jet et à partir de ce premier jet, je réfléchis à ce qui pourrait changer dans l’histoire puis j’en écris d’autres. Dans Les Innocents, je voulais parler de la figure du héros et pour cela, il fallait que le père de Noé soit considéré comme tel. D’autres sujets se sont imposés. Je pense notamment au personnage de Gabriel que j’ai introduit au fil de l’écriture alors que je ne l’avais pas dans mon plan initial. Donc oui, il y a un peu des deux.
Pourquoi avoir raconter ces récits à la première personne ?
Mahir Guven : Mon choix artistique est d’être dans l’hyper-subjectivité, de raconter au mieux ce qu’il y a dans la tête d’un personnage. Je crois que c’est ce qui permet d’être en empathie avec les gens. Quand on a quelqu’un en face de soi qui raconte son histoire même lorsqu’il a des défauts, ou fait des erreurs, on est capable de le comprendre. L’idée, c’était vraiment de créer une proximité entre le lecteur et les personnages comme s’ils étaient embarqués ensemble dans la même voiture.
L’idée est aussi de rendre hommage aux gens. Quand on écrit dans une langue qu’ils utilisent au quotidien, on canonise cette langue, on la rend noble.
Mahir Guven
Vos deux livres ont en commun le refus de la linéarité et de la « langue académique ». Quelle place occupe la forme dans votre travail littéraire ?
Mahir Guven : C’est essentiel. C’est la forme qui donne au lecteur envie de lire, c’est ce qui peut l’amuser. Moi, je crois qu’une langue est jolie grâce à l’oralité et est canonisée par l’écrit. J’ai envie de travailler avec le muscle vivant plutôt qu’à partir d’un squelette désarticulé. La langue orale est une langue vivante qui invente des mots, déforme la syntaxe pour en inventer une autre, crée des conjugaisons. Je suis un adulte qui a été un enfant et un adolescent éduqués par le hip-hop, un art très vivant. Tout ça m’a inspiré et formé. L’idée est aussi de rendre hommage aux gens. Quand on écrit dans une langue qu’ils utilisent au quotidien, on canonise cette langue, on la rend noble. Le but, c’était d’anoblir cette langue, cette manière de parler.
Comment avez-vous fait pour conserver cette langue jalonnée d’argot et d’abréviations durant l’édition de vos textes ?
Mahir Guven : C’est comme ça qu’ils furent remis aux éditeurs. Si j’écrivais autrement mes textes, je les trouverais ennuyeux or je ne veux pas qu’ils le soient. C’est formellement interdit pour moi. Je veux que les lecteurs aient à lire une œuvre vivante.
Pour romain Gary, ce qui me plaît aussi, c’est qu’il perçoit la vie comme un grand théâtre. Tout est une farce, une comédie déguisée en tragédie.
Mahir Guven
Ce refus de la « langue académique » est une caractéristique que nous retrouvons également chez Virginie Despentes et dans plusieurs textes de Romain Gary, deux auteurs que vous appréciez. Qu’est-ce qui vous plaît dans leurs littératures ?
Mahir Guven : Ce sont des gens qui ont domestiqué leurs fibres sauvages pour le rendre beau. On a affaire à beaucoup d’humanité chez eux. L’un comme l’autre, ils réussissent à éteindre quasiment leurs tabous, même s’il doit en rester. Je trouve ça très beau parce qu’on lit des choses qu’ils seraient incapables de nous raconter sans le médium de la littérature. C’est ça qui fait de la bonne littérature. C’est d’appuyer sur les tabous, de prendre sa gomme pour les effacer, voire de les raconter. Ce sont aussi des personnes généreuses, empathiques, on le sent dans leur écriture. Pour romain Gary, ce qui me plaît aussi, c’est qu’il perçoit la vie comme un grand théâtre. Tout est une farce, une comédie déguisée en tragédie. Despentes, elle, raconte des pans de la société que personne ne raconte et que personne n’est capable de raconter.
J’aime aussi Hans Fallada et John Fante. Le premier a écrit le plus beau livre (Seul dans Berlin) qu’on puisse écrire sur la Seconde Guerre mondiale. Ça lui a demandé un courage immense de raconter la vie des Allemands en 1942 juste après la guerre. C’est un texte qui permet de comprendre la vie sous le nazisme. John Fante est quelqu’un qui a été très torturé de l’intérieur, même si on ne le sens pas toujours dans ses textes qui ont une espèce de créativité, de joie, qui pour moi sont très importantes à lire.
Quid de Svetlana Alexievitch et Sorj Chalandon ?
Mahir Guven : Svetlana Alexievitch a écrit une œuvre immense qui vous attrape, vous pète la gueule. Je crois que c’est l’auteur au monde qui raconte le mieux ce qu’est un être humain. Quant à Sorj Chalandon, ce qui me plaît, c’est que ses textes sont simples et profonds, ils partent de l’intime pour aller vers l’universel.
Quel genre de lecteur êtes-vous ?
Mahir Guven : Je lis beaucoup par passion. Je ne peux pas passer une vie sans lecture. Quand je lis un auteur et que le texte me plaît, je vais essayer de lire toute son œuvre, ensuite les livres qui abordent le même thème. Je fonctionne beaucoup à l’instinct aussi. Je commence toujours par lire les dix premières pages, si ça me plaît, je continue, si ça ne me plaît pas, j’arrête. Je lis aussi les livres qu’on me recommande.
Outre votre statut d’auteur, vous êtes également éditeur. Ce travail influence-t-il vos productions personnelles ?
Mahir Guven : Je crois qu’il influe surtout sur la vitesse de travail et la capacité à créer des œuvres plus ambitieuses et complexes. J’édite 15 textes par an, ce qui muscle le cerveau. Ça m’entraîne à la dramaturgie, et à améliorer mon style puisque je lis et je corrige celui des autres. Ça élargit essentiellement mon univers de lecture.
Comment qualifierez-vous votre travail littéraire ?
Mahir Guven : Je suis un passionné. J’essaie de travailler avec générosité, je suis heureux d’écrire, et encore plus heureux que mes textes soient publiés. Je ne vais pas au-delà de ça. Je n’ai pas de grande attente vis-à-vis de la vie si ce n’est d’être le plus heureux possible, de vivre le maximum de bonheur, car je sais que tout est éphémère. Participer à ce que le monde vive en harmonie, en douceur et avec humour est très important.
On ne maîtrise pas autant son destin qu’on le croit. On se fait sans cesse embarqué par des inspirations, des passions et souvent, on ne sait pas où on met les pieds
Mahir Guven
Justement, l’humour est omniprésent dans votre écriture, notamment dans Les Innocents… Quelle place occupe-t-il dans votre vie ?
Mahir Guven : C’est essentiel. Je pense qu’il y a une grande erreur commise par les écrivains, c’est qu’ils créent des œuvres chiantes parce qu’ils pensent que la littérature doit être ainsi, la lecture aussi. C’est un sacerdoce. D’ailleurs, je ne les vois pas beaucoup rire dans la vie. On entend les gens ricaner davantage, mais rire moins. C’est devenu rare pourtant c’est la première émotion qu’on voit chez les bébés. C’est profondément humain et ça fait du bien. Je pense qu’il faut rire de tout et comprendre que lorsque l’on rit de tout, ce n’est que du rire. Il faut que je puisse rire tous les jours, car à s’empêcher de rire, à être sérieux, en pensant que tout est grave, on passe à côté de tant de choses…
Il est aussi question d’errance dans vos textes…
Mahir Guven : On ne maîtrise pas autant son destin qu’on le croit. On se fait sans cesse embarquer par des inspirations, des passions et souvent, on ne sait pas où on met les pieds. C’est ça que j’ai voulu raconter pour montrer que la notion de bien ou de mal est très individuelle. Elle dépend vraiment du moment, de quel camp on fait partie.
Un dernier mot sur la littérature ?
Mahir Guven : Elle est très importante. C’est la mémoire du monde. C’est pour ça qu’il faut l’honorer.