Fabien Toulmé : « le cœur de mes projets, c’est de raconter l’humain »

Autoportrait en dessin © F. Toulmé

Ancrée dans la réalité contemporaine, l’œuvre de Fabien Toulmé (auteur et illustrateur de bandes dessinées) aborde sans ambages les enjeux de notre société. Après avoir adroitement décrit l’exploitation des travailleurs, les défis auxquels sont exposées les personnes atteintes d’anomalie génétique, et le parcours d’Hakim, réfugié syrien, dans un triptyque biographique ; il publie En lutte, premier volet d’une série sur différentes figures militantes à travers le monde. Rencontre.

Qu’est-ce qui vous a décidé à vous lancer dans l’écriture et l’illustration de bandes dessinées ?

Fabien Toulmé : Comme pour beaucoup de gens qui font des métiers artistiques, c’est quelque chose qui remonte à l’enfance, où très tôt, j’ai été absorbé par des lectures de bandes dessinées. Ce qui me fascinait, c’était le pouvoir de l’image. Le fait de parvenir à raconter des histoires par l’enchaînement de dessins. C’est pour ça qu’il y a eu cette absorption par ce médium et j’ai eu envie de faire pareil. Pendant plusieurs années, je créais des bandes dessinées modestes au niveau de la narration et de la forme. Lorsque, en grandissant, la question de l’orientation professionnelle s’est posée, je n’ai pas eu le courage de me lancer dans une carrière parce que je ne me voyais pas de talent particulier, ni un quelconque espoir de réussite. Je ne savais pas si j’avais la possibilité d’en vivre. Je me suis orienté vers le métier d’ingénieur avant de me rendre compte que mon vrai projet de vie était ce qui m’animait depuis l’enfance : faire de la bande dessinée. J’y suis revenu et depuis, c’est mon vrai métier.

Justement, vous vous êtes lancé tardivement dans « la bande dessinée professionnelle ». Comment avez-vous appris les rouages du métier ?

Fabien Toulmé : Il y a beaucoup de choses qui sont absorbées de façon inconsciente quand on est enfant et qu’on lit ou regarde quelque chose. En lisant de la bande dessinée à haute dose, j’ai dû intégrer des codes de narration, de mise en scène. C’était le premier apprentissage. Ensuite, lorsque j’ai décidé de faire de la bande dessinée de façon professionnelle, il y a eu toute une période durant laquelle je dessinais pour moi uniquement. C’est-à-dire que le soir après le travail, je me mettais sur des modestes projets d’une page. J’essayais de mettre en pratique ce que j’avais intégré, ça a été une deuxième phase d’apprentissage. Il y a eu également des publications d’une page dans des revues. C’était finalement une université de la bande dessinée, mais de façon semi-professionnelle.

Ce qui m’intéresse dans les histoires, ce n’est pas tant l’univers, mais le détail du quotidien. La façon dont on vit les épreuves du quotidien, dont on les transforme dans nos relations avec les gens.

Fabien Toulmé

À l’exemple de Ce n’est pas toi que j’attendais, et L’Odyssée d’Hakim (triptyque biographique sur le parcours d’un réfugié syrien), l’ensemble de vos publications sont ancrées dans la réalité contemporaine. Pourquoi ?

Fabien Toulmé : Ce qui m’intéresse dans les histoires, ce n’est pas tant l’univers, mais le détail du quotidien. La façon dont on vit les épreuves du quotidien, dont on les transforme dans nos relations avec les gens. Si je voulais raconter ces histoires à travers la science-fiction ou un autre univers, peut-être que je perdrais cet aspect, je me déconcentrerais. Or, mon intérêt porte sur le quotidien et les relations entre les gens. La vie des gens m’intéresse, elle est plus en connexion avec la mienne. C’est pour ça que je me tourne naturellement vers la réalité d’aujourd’hui.

Est-ce également la raison pour laquelle vous apparaissez souvent dans vos livres en tant que personnage, notamment les deux susnommés, ou métaphoriquement dans Les deux vies de Baudoin ?

Fabien Toulmé : Ma présence dans ces histoires est justifiée à chaque fois. C’est quelque chose qui est réfléchi et fait partie de la construction du projet. Dans Ce n’est pas toi que j’attendais, j’apparais puisque c’est une autobiographie. Dans Les deux vies de Baudoin, je suis autant Baudoin que son frère Luc. Et je pense que nous le sommes tous un peu. À la fois la personne qui a besoin de sécurité, de stabilité et en même temps, la personne qui aspire à de la découverte, du changement, de l’aventure. Pour L’Odyssée d’Hakim, j’apparais parce que ce sont des moments où j’ai envie de revenir au concret, à la proximité. Dans chaque œuvre où je suis présent, il y a une justification. Dans ma dernière bande dessinée, je n’apparais pas parce que ma présence n’était pas justifiée.

Toujours à travers ces livres, vous montrez les contradictions de nos sociétés contemporaines (traitements inégaux de certaines thématiques dans la presse, regard misérabiliste sur les personnes atteintes d’anomalie génétique, exploitation des travailleurs)… Comment choisissez-vous ces sujets ?

Fabien Toulmé : Le choix d’un sujet vient d’abord d’une émotion. Au moment où je ressens cette émotion, je ne pense pas forcément à en faire une bande dessinée, je ne me dis pas qu’elle peut constituer le sujet d’un livre. Sauf que souvent, cette émotion reste, s’accroît. Au bout d’un moment, je cède à mon envie de raconter le sujet puisqu’il m’interpelle, me touche. Dans L’Odyssée d’Hakim, je décris ce processus d’émotion, né du constat de cette différence de traitement qu’il y a entre le sort des migrants qui décèdent en mer et les victimes d’un crash d’avion. Quand j’ai vu cette information, je n’ai pas instantanément eu l’idée d’en faire une bande dessinée. Le fait de voir la différence de traitement dans la presse, de me rendre compte de la perception que j’en avais, m’a interpellé. J’ai eu envie d’en comprendre les raisons, et les défis auxquels sont exposés les réfugiés dans leur parcours. Petit à petit, c’est devenu un projet de bande dessinée.

L’une des caractéristiques de votre dessin se situe dans les traits peu détaillés de vos personnages. Quelle en est la raison ?

Fabien Toulmé : C’est à la fois une limite technique et un style. C’est-à-dire que même si je voulais me forcer à dessiner autrement, je ne pourrais pas. Probablement parce que je n’ai pas étudié suffisamment pour dessiner d’une autre façon, mais aussi parce que c’est comme ça que je me sens le plus à l’aise. Je pense qu’il y a quelque chose de l’ordre du synthétisme qui me plaît bien. Ensuite, c’est lié au fait d’avancer rapidement, de presque dessiner au rythme où je raconte l’histoire. C’est sûr que j’aurais du mal à avoir la patience qu’il faut pour faire un dessin très détaillé.

Quid de l’économie des couleurs ?

Fabien Toulmé : Ça provient de différentes choses. Il y a d’abord le fait que j’ai des limites techniques qui sont liées à mon parcours d’autodidacte. Faire de la couleur réaliste avec une palette de couleurs étendue est quelque chose de compliqué pour moi. Ensuite, il y a une logique d’avancer rapidement puisque je travaille sur des bandes dessinées qui ont beaucoup de pages. Si je me lançais dans de la couleur plus réaliste, ça me prendrait beaucoup de temps. Je pense que je serais trop frustré, j’aurais envie de passer à une suivante et de raconter autre chose.

Pourquoi le bleu a-t-elle la primauté sur les autres couleurs dans vos ouvrages ?

Fabien Toulmé : Pour moi, le bleu est lié à la sensibilité. C’est quelque chose de doux qui se coordonne bien avec d’autres couleurs, qu’elles soient froides ou chaudes. Elle fonctionne à la fois pour des thématiques sensibles et graves.

Quels sont vos auteurs préférés ?

Fabien Toulmé : Ceux qui ont été les plus importants dans ma construction d’auteur sont Hergé, Uderzo et Morris. À chaque fois que je regarde leurs dessins, il se passe quelque chose de très fort, de très puissant. Ils me replongent dans des souvenirs d’enfance. Plus jeune, je regardais beaucoup la façon dont Morris dessinait les mains de ses personnages. Il avait une manière très particulière. C’est quelque chose qui m’a marqué.

Très souvent dans vos livres, vous rappelez l’enfance des personnages. Pourquoi ?

Fabien Toulmé : La bande dessinée me permet de prendre le temps que je veux pour raconter les histoires. J’aime bien à la fois me raconter le parcours de mes personnages, puis le raconter aux lecteurs. Peut-être que si j’étais dans un format plus contraint, avec un nombre de pages déterminé, ou si je devais en faire un film, je ne reviendrais pas dessus. En bande dessinée, j’ai la possibilité de le faire, de raconter ces moments de vie qui font qu’on s’attache aux personnages.

La bande dessinée est un carrefour de plusieurs possibilités. Il y a la possibilité du mot, de l’image, du mot et de l’image, qui ensemble produisent quelque chose en plus.

Fabien Toulmé

La bande dessinée est-elle de la littérature ?

Fabien Toulmé : Je ne suis pas sûr de savoir ce qu’est la définition du mot « littérature ». Par contre, ce n’est pas un sous-genre de la littérature. Soit, c’est de la littérature, soit c’est un autre genre parce qu’il n’a pas les mêmes fondements. Souvent, ce qui nous énerve un peu, nous les auteurs de bandes dessinées, c’est lorsqu’on entend des gens dire : « je n’aime pas lire des vrais livres donc je vais lire de la bande dessinée ». C’est un vrai genre qui a beaucoup évolué en peu de temps, puisqu’il est plus récent que la littérature. Quand on regarde la génération de mes parents et celle d’aujourd’hui, en termes d’univers, de style, de narration, il y a quand même quelque chose de très vaste.
La bande dessinée est un carrefour de plusieurs possibilités. Il y a la possibilité du mot, de l’image, du mot et de l’image, qui ensemble produisent quelque chose en plus. C’est ce qui fait sa spécificité. Ça ne veut pas dire qu’elle est supérieure ou inférieure à d’autres genres, mais sa spécificité propre, c’est la coexistence du mot et de l’image. Le mot vient augmenter ce qu’on dit en dessin, ou inversement, le dessin vient augmenter ce qu’on dit avec des mots.

Comment qualifierez-vous votre style ?

Fabien Toulmé : Dépouillé et humain.

Ce qui m’intéresse, me passionne, c’est les parcours de vie. Raconter différents parcours, différentes vies en étant le plus possible dans l’humain.

Fabien Toulmé

Et votre travail ?

Fabien Toulmé : C’est à la fois grand public et indépendant. J’ai l’impression de naviguer entre différents genres. Entre du semi-réalisme et quelque chose de plus naïf, entre la BD grand public et le roman graphique, entre la fiction et la BD du réel.

Ce qui m’intéresse, me passionne, c’est les parcours de vie. Raconter différents parcours, différentes vies en étant le plus possible dans l’humain. Je pense que le cœur de mes projets, c’est de raconter l’humain. Je suis persuadé que toutes les histoires sont intéressantes. Il n’y a pas besoin de raconter des choses précises pour que ce soit passionnant. On a tous des histoires qui sont à la fois ultra particulières et très universelles. C’est ce qui m’intéresse dans les histoires des gens que je raconte.

Des projets en cours ?

Fabien Toulmé : Je viens de terminer le premier tome d’une série de bandes dessinées qui s’appelle « Les reflets du monde ». Le livre sortira le 1er juin. Dans chaque tome, je vais m’intéresser à une thématique. Au lieu de l’aborder sous un angle didactique ou analytique, j’irai à la rencontre des gens qui vivent cette thématique pour qu’en lisant leurs parcours, on comprenne quelque chose de global. Pour ce premier tome, je me suis intéressé à la question des luttes et de l’engagement parce qu’on était dans un moment où il y avait beaucoup de soulèvements populaires. Je me suis interrogé sur les gens qui s’engagent, les liens qu’ils ont entre eux, les raisons de leurs engagements. J’ai fait un reportage au Liban où j’ai suivi une jeune femme engagée dans la Thawra (révolution). Ensuite je suis allé au Brésil dans une favela menacée de démolition. Et pour finir au Bénin où j’ai suivi une jeune femme qui fait de la sensibilisation contre les grossesses précoces dans les villages. Je travaille aussi sur un film.

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