Éminente figure de la littérature contemporaine en Hongrie, Krisztina Tóth a publié une trentaine de titres dont le roman Code-barres. Un récit choral dans lequel elle convoque excellemment ses souvenirs d’enfance pour livrer « quinze étapes de vies de femmes, de la petite enfance à l’âge adulte » durant le communisme. Tristesse amoureuse, esseulement, deuil et mélancolie constituent l’ossature de ce recueil d’histoires cartographiant avec lucidité la société hongroise des décennies soixante-dix et quatre-vingts. Rencontre.
Pourquoi écrivez-vous ?
Krisztina Tóth : J’ai toujours écrit depuis mon adolescence car c’était la façon la plus adaptée pour exprimer mes problèmes personnels et ma relation avec le monde. Je viens d’une famille où il y avait une grande tradition pour la création. Mon grand-père était un artiste graphique, ma mère était orfèvre ; quant à moi, j’ai fait de la sculpture dans ma jeunesse. J’étais très contente de faire de la sculpture, mais dans cette activité, il me manquait quelque chose. Quand j’ai commencé à écrire, j’ai réalisé que les mots reflétaient davantage mes pensées. Depuis, je publie des livres. Ça fait 35 ans que j’ai publié mon premier livre de recueil et j’en ai publié 32 aujourd’hui dans tous les genres littéraires (des livres jeunesse, des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre…). Car je trouve que ce n’est pas seulement une activité, mais une façon de regarder le monde. Toujours chercher des histoires typiques d’une époque, mais qui peuvent donner une image du monde actuel.
Vous êtes effectivement l’auteure de plusieurs ouvrages, notamment de Code-barres. Un roman choral mettant en exergue plusieurs récits de femmes en Hongrie.
Krisztina Tóth : J’ai écrit ce roman quand j’avais trente-trois ans, un âge symbolique. À l’époque, je me disais que c’était peut-être le dernier moment d’écrire sur ma jeunesse, et sur la Hongrie de ma jeunesse sans nostalgie. Parce que dans l’écriture, j’essaye toujours d’éviter la nostalgie, qui donne une fausse image de l’enfance. Je voulais écrire une histoire pour laisser une trace de cette époque sordide. Pour dire que ce n’était pas si bon d’être une enfant pendant le communisme. Et je voulais montrer cette époque à travers différentes voix de femmes, venant de toutes les couches de la société hongroise pour donner une image générale des années soixante-dix et quatre-vingt. Le code-barres est quelque chose de symbolique pour nous qui avons été élevés dans le communisme. Parce qu’avant la chute du mur, tous les objets venant de l’ouest avaient un code-barres, or en Hongrie ça n’existait pas. Dans mon enfance, c’était pour moi quelque chose de mystérieux. On m’a expliqué qu’on l’utilisait à la caisse pour pouvoir payer en permettant aux caissiers de reconnaître les produits choisis. Des années plus tard, j’ai découvert que le code-barres avait été découvert par un Hongrois. Ce qui est beaucoup plus intéressant pour moi, c’est que quand on lit un code-barres, on ne lit pas des lignes noires, mais des espaces entre les lignes et je me suis dit que ça pouvait être une forme de compositions pour dire des histoires, et, entre les histoires, évoquer des sujets qui ne sont pas dits. C’est-à-dire, que les espaces blancs sont des silences, des histoires secrètes dans les familles. J’ai trouvé ça intéressant comme forme de composition et j’ai essayé de mettre un ensemble de voix pouvant donner une image générale de la société hongroise.
Les faits (ostracisme, esseulement, tristesse amoureuse) dépeints dans le livre ont-ils quelques résonnances avec votre histoire personnelle ?
Krisztina Tóth : En tant qu’écrivain, je ne suis pas intéressé par l’autobiographie. Je n’ai jamais tenu de journal intime ni écrit une autobiographie. Parce que ce qui m’intéresse en écriture, c’est de créer des histoires. Et bien sûr quand on est écrivain, on utilise tout ce qu’on trouve et quelques fois, des petits morceaux, des petits éléments de l’histoire personnelle trouvent leurs places dans les textes. Mais je ne suis pas intéressé par cette écriture. Mon travail est de créer des histoires de fiction qui sont typiques d’une époque et peuvent arriver à tout le monde.
Comment qualifierez-vous votre travail littéraire ?
Krisztina Tóth : Je pense que depuis longtemps, je me sens comme quelqu’un en dehors de tout. C’est-à-dire qui n’est pas un participant, mais qui écrit une chronique en ayant l’œil de quelqu’un qui vient de l’extérieur pour voir la tristesse, l’absurdité et l’amour… Ça ne veut pas dire que je suis neutre, mais pour ne pas être trop personnelle, il faut toujours regarder les choses de côté, et je pense que cette distance a quelque chose de typique de l’Europe centrale, une ironie propre à l’Europe centrale, qui est en quelque sorte une question de survie. Être ironique, c’est la capacité à relativiser.
Vous aviez récemment été sujette à un boycottage en raison des critiques émises sur l’ouvrage L’homme en or de Mór Jókai. Que révèle cet ostracisme sur la société hongroise actuelle ? Est-ce une caractéristique liée au climat politique ?
Krisztina Tóth : Tout à fait. C’est une caractéristique liée au climat politique parce que dans une société normale et non-panoptique, ce ne sera pas un thème dans la presse. C’est un magazine littéraire en ligne qui m’a demandé de répondre à une série de questions. Parmi les onze questions, une portait sur le livre dont vous parlez et on m’a demandé si je le laisserais de côté. Bien sûr, je ne suis pas en position de changer quoi que ce soit dans le socle du programme éducatif national, parce que je suis juste un écrivain. De plus, cette question a été posée à plusieurs personnes avant moi et ils ont répondu ce qu’ils voulaient. Je pense que c’est la réponse qui a provoqué cette réaction violente, car j’ai trouvé dans le roman que la principale vertu féminine était la soumission. Les femmes y sont toujours modestes, silencieuses, obéissantes à leur mari, or, je pense que ce n’est plus une lecture adaptée aux adolescentes aujourd’hui, pas seulement à cause du langage qui est très difficile, mais à cause de l’image qu’elle montre de la femme, qui est celle promue par le régime de Viktor Orbán.
Je pense que c’est ce qui a suscité ces réactions violentes. Les médias gouvernementaux en ont profité pour lancer une attaque violente contre moi. Des nombreux articles personnels et diffamatoires ont été publiés. On m’a menacé et envoyé des messages sexistes et racistes. Ma fille qui est d’origine rom, recevait dans ma boite à lettre des menaces directes en plus d’excréments de chiens. Ce n’est pas un acte inhabituel dans le régime de Viktor Orbán, car la presse attaque les gens sur un ton vulgaire et menaçant. Et il y a une incroyable agressivité dans les médias. En dehors de mon cas, ce sont les hommes politiques et chercheurs qui sont victimes de ces attaques-là. Ça montre que personne n’est à l’abri, car plus vous êtes connu à l’étranger, plus vous êtes attaqués. Le fait d’avoir raconté cette histoire à un hebdomadaire en Autriche a suscité d’autres attaques plus violentes. Ce sont donc des attaques symboliques pour montrer que dans chaque profession, il y a des personnes qui peuvent être attaquées pour leurs paroles, et qu’il faut donc faire très attention à ce qu’on dit. C’est une façon de provoquer une autocensure. Je suis très reconnaissante à Gwenaëlle Aubry, Nina Yargekov et Guillaume Méteyer, mon traducteur, pour leur campagne de soutien dans la presse, car ça m’a beaucoup aidé mentalement. Je dois beaucoup à mes amis français qui m’ont soutenu pendant cette période difficile.
Le grand danger à agir en littérature, c’est que les écrivains commencent à réagir comme des journalistes, « en direct », sur des événements présents, alors que la littérature a besoin d’un recul, d’une sorte d’abstraction.
Krisztina Tóth
Quel regard portez-vous sur les débats actuels ({culture de l’annulation}, scandales d’inceste et de pédophilie, changement de titres jugés offensants…) qui agitent la scène littéraire internationale ?
Krisztina Tóth : Je pense que la Hongrie a fait un retour en arrière au sujet des femmes et de toutes les questions concernant la société moderne. Il faut donc absolument agir, mais le grand danger à agir en littérature, c’est que les écrivains commencent à réagir comme des journalistes, « en direct », sur des événements présents, alors que la littérature a besoin d’un recul, d’une sorte d’abstraction. C’est-à-dire que si je suis profondément touchée par un sujet en tant qu’écrivain, je ne dois pas réagir tout de suite, parce qu’il faut que le sujet prenne une autre forme (littéraire). Il faut également voir des tendances générales derrière l’histoire personnelle. C’est pourquoi je n’ai pas voulu réagir aux attaques subies, car je n’aimerais pas les voir comme une affaire personnelle, mais comme un phénomène symptomatique de nos sociétés actuelles. Car elles sont plusieurs à être actuellement très malades avec des symptômes différents.
Mais plus que l’événement ou le scandale, la tâche d’un écrivain est de voir la structure et les points sensibles ou névrotiques de la société. Et de toujours se demander pourquoi la société est malade, pourquoi les gens sont si sensibles à la manipulation, pourquoi ils sont si fragiles ?
Vous aviez effectué une résidence d’écriture en France. Qu’est-ce qui vous a plu dans cette expérience ?
Krisztina Tóth : J’étais très contente de pouvoir écrire et d’être en quelque sorte isolée de tout ce qui s’est passé en Hongrie, car j’écris actuellement un roman et travaille parallèlement sur un livre de jeunesse qui est très important pour moi. Je trouve que ça fait du bien de se sentir nulle part. Bien sûr, je suis à Cognac, mais en quelque sorte je me suis isolée pour quelques semaines pour consacrer mes journées à l’écriture. Ce que je n’avais pas fait depuis un moment car en Hongrie il y avait le confinement et les écoles étaient fermées. Ma fille est donc restée à la maison pendant plus d’un an et demi. Je suis très contente de l’expérience, car j’ai bien avancé. J’espère pouvoir finir ce livre dans les mois qui viennent.
Quels sont les auteurs qui vous ont permis de vous construire ?
Krisztina Tóth : Parmi mes écrivains préférés, il y a des auteurs hongrois et français. J’ai été très touchée par Apollinaire. J’ai traduit les poèmes d’Yves Bonnefoy qui est l’un de mes poètes préférés. Récemment, j’ai lu Revenir à toi de Léonor de Récondo, un roman qui m’a beaucoup touchée également. J’ai été frappée par la grande œuvre autobiographique de Karl Ove Knausgård, l’auteur norvégien…
J’ai largement été formée par la littérature française, notamment les textes de Flaubert et la poésie classique. Il y a des auteurs que j’aime également qui ne sont plus tellement lus en français, mais qui m’ont beaucoup touché dans ma jeunesse lorsque j’ai découvert la poésie française. Par exemple, il y a René Guy Cadou, Jules Supervielle. En 2015, quand j’ai fait une grande anthologie sur la poésie contemporaine, j’ai rassemblé trente auteurs français, traduits avec l’aide de mes collègues…
Qu’est-ce qui vous plait dans les textes de ces auteurs ?
Krisztina Tóth : Pour moi, la musicalité de la langue est très importante. La poésie est aussi une musique, qui ne s’adresse pas seulement à l’intellect. Rythme, pulsation et mystère. Dans la prose aussi, il est important de connaître la respiration et le rythme de l’auteur. La longueur de ses phrases, de ses paragraphes, la densité du texte. Tous ces éléments créent un effet musical différent. Par exemple, les phrases flottantes d’Apollinaire et l’univers poétique onirique et sensuel de Bonnefoy sont parfaitement articulés en hongrois, et leur profonde musicalité s’en dégage.
Pour moi, la forme est une recomposition radicale de la mosaïque fragmentée de la tradition.
Krisztina Tóth
La forme a-t-elle une place importante dans votre écriture ?
Krisztina Tóth : Pour moi, la forme est une recomposition radicale de la mosaïque fragmentée de la tradition. Nous reconnaissons les détails, mais l’ensemble est organisé en une nouvelle structure. Des formes cachées, plus complexes, et des formes musicales plus élaborées peuvent créer un langage poétique passionnant, qui à la fois évoque des formes plus anciennes et les investit d’un contenu totalement contemporain.
Que représente pour vous, la littérature ?
Krisztina Tóth : La littérature donne à ma vie son cadre et son sens. Je traite tout à travers mon écriture et j’interprète le monde à travers mes lectures. La littérature est pour moi une façon d’être, une passion, une joie, un air frais. On ne peut pas vivre sans.